Henri Charlier et la réforme plastique
[./peinturesfpag.html]
Retour
«J’ai voulu faire une réforme des arts pour compléter celle qu’avaient commencée Gauguin, Rodin et Van Gogh, pour remettre au jour dans leur simplicité les principes éternels qui ont fait le grand art de toutes les grandes époques. Si la pauvreté ne m’en avait empêché, si j’avais eu du temps libre pour faire les essais de peinture qu’il eût fallu pouvoir faire, j’aurais porté la réforme dans la peinture aussi. Je l’ai faite sans doute aussi, mais je n’en ai jamais montré les preuves au public.» Henri Charlier
Retrouver une qualité perdue — la forme et la couleur Henri Charlier fut conduit à la sculpture par l'architecte Maurice Storez qui lui proposa de devenir membre fondateur de l’Arche, société d’artistes chrétiens dans laquelle il devait rencontrer Dom Bellot (moine architecte, de l'abbaye de Solesmes), le sculpteur Fernand Py (qui travaillera dans l'atelier de Charlier), Valentine Reyre et Sabine Desvallières. En effet, Storez avait été séduit par un petit bas-relief sculpté de Charlier exposé au Pavillon de Marsan, et c'est en tant que sculpteur qu'il lui proposa d'entrer à l'Arche. Nous étions alors en 1916.
Il étudia par ailleurs dans son atelier de La Ruche, à Vaugirard, dont le sculpteur Alfred Boucher était le propriétaire. En outre nous savons, de l'aveu de Charlier lui-même, qu'il eut des rapports avec Bourdelle et Rodin : «J’ai connu Bourdelle aussi bien que Rodin. En 1913 je fus choisi par Rodin pour exécuter des fresques dont il avait reçu la commande, mais notre collaboration fut interrompue par la guerre et Rodin mourut en 1916. Il était d’une bien autre envergure que Bourdelle. Celui-ci me dit vers 1913 : « Le père Rodin se fait vieux, il y a une belle place de sculpteur à prendre ». Voilà la haute conception que Bourdelle se faisait de l’art. C’est encore Bourdelle qui me dit, un jour qu’il me montrait les œuvres de son atelier : « Vous voyez, à votre âge, moi aussi comme vous je cherchais la forme. » Seulement il a trouvé ça trop difficile, et il a pensé qu’on pouvait réussir à moins de frais. » (André Charlier, Rencontre avec H. Charlier) Henri Charlier n'avait nullement l'intention de “prendre la place” de Rodin, ni comme sculpteur puisque avant la guerre il ne songeait pas encore à la sculpture, ni même comme peintre. Deux lettres qu'il écrivit à Rodin (conservées aux archives du Musée Rodin) nous renseignent sur la nature de leurs relations artistiques. Ces lettres font état de services proposés à Rodin par Charlier en tant que fresquiste. Il en ressort que Rodin accepta cette collaboration de Charlier de 1912 à 1915, pour un projet de fresques destinées à prendre place autour de la Porte de l'Enfer. Cette collaboration prouve l'estime en laquelle Rodin tenait le talent de Charlier en peinture.
Mais jusque là, Henri Charlier avait entrepris une carrière de peintre : entré en 1902 à l'atelier de Jean-Paul Laurens où il ne resta qu'une année car il trouvait les conditions de travail lugubres, il s'inscrivit ensuite à l’Académie Colarossi pour étudier la peinture, et œuvra ainsi comme peintre jusqu'à la première guerre mondiale. En 1904 il fut nommé professeur de dessin (diplômé d’Etat) dans les Ecoles de la Ville de Paris, poste qu’il occupa jusqu’en 1914.
Pont de Cheny (huile - 1899)
En 1904 déjà, l'Exposition des Primitifs Français avait marqué un tournant dans les préoccupations du jeune peintre Henri Charlier, comme lui-même s'en est expliqué : « C’est là que parurent pour la première fois la Pietà d’Avignon et le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton, jusque là enfouis dans la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Le problème que posaient ces œuvres était le suivant : comment retrouver ces qualités de forme et de couleur dans la vie, sans imitation ni pastiche. Le problème était déjà résolu dans son fond par Van Gogh et Gauguin, mais ces artistes étaient inconnus de la jeunesse artistique. » Ils étaient inconnus surtout de Charlier lui-même, car ce n'est qu'en 1910 qu'il vit pour la première fois des œuvres de Gauguin. Mais il n'avait pas attendu la découverte de ces artistes pour entreprendre ses propres recherches plastiques. Car en 1910 il achevait sa première grande toile Chaste Suzanne commencée dès 1905, et en 1911 il exposait au Salon des Artistes Indépendants le portrait de L'enfant blessé. En regard de ses premiers essais de peinture datés d'un peu plus de dix ans auparavant (Le pont de Cheny, Le Moulin de Cheny), Chaste Suzanne et l'Enfant blessé prouvent les progrès considérables réalisés par Charlier durant cette courte période. Ce sont deux œuvres maîtresses, résultat d'un travail en profondeur dans le domaine de la couleur et de la forme. On peut dire qu'elles s'inscrivent dans le long effort effectué par les artistes français depuis le dix-septième siècle pour retrouver les fondements métaphysiques de l'art, ce que Gauguin appelait «les grandes abstractions», qui furent perdus à la Renaissance : le style du dessin, la valeur, la couleur, la lumière.
Il vaut la peine de citer à ce sujet l'explication de Charlier dans son livre Le martyre de l'art, elle aide à comprendre en quoi Chaste Suzanne et l'Enfant blessé se rattachent aux travaux des peintres français des trois siècles précédents : «Poussin est le premier ennemi du clair-obscur et s'il n'a pas atteint au style du dessin dans ses figures (sinon exceptionnellement) il l'a trouvé dans ses paysages. (…) Puvis de Chavannes le reconnaissait pour son maître. Cézanne disait : “Poussin refait d'après nature, voilà le classique que j'entends.” (…) Les essais de Poussin avaient donc une lointaine portée. Se débarrasser du clair-obscur, retrouver le style du dessin, savoir user sur toute une toile également éclairée des couleurs les plus puissantes possibles, telle a été la constante recherche des artistes français depuis trois siècles. Watteau lui aussi a essayé de se dégager du clair-obscur entendu comme il l'a été depuis la Renaissance. Une de ses plus belles compositions, l'Amour paisible, est un essai pour mettre de vrais bleus dans les fonds, de vrais rouges dans les ombres de rouge.»
L'Enfant blessé de Charlier s'inscrit résolument dans la ligne de ces essais de se libérer du clair-obscur, en peignant de vrais bleus dans les fonds ou dans l'ombre du bonnet qui recouvre l'oreille droite, de vrais rouges dans l'ombre des lèvres, ou des orangers dans les ombres des joues et du menton. Mêmes effets d'ombre en couleur, avec un bleu très pur sur le chapeau de la Chaste Suzanne et sur le drap blanc qu'elle tient en mains, ou encore des ombres jaunes dans les plis de sa robe. Sous le pinceau de Charlier, ces détails n'ont rien d'accidentel, ils sont au contraire le fruit d'une longue étude plastique, doublée d'une réflexion sur les techniques appropriées pour obtenir les effets recherchés.
Etant parti lui-même du clair-obscur, comme ses premières peintures le prouvent, Charlier comprit en effet la raison pour laquelle ce procédé ne pouvait servir à l'expression des réalités spirituelles : «Tout le monde a pu remarquer que les tableaux, depuis le XVIe siècle, à part de rares exceptions, sont comme sous-tendus d'un voile gris ou brun. J'entends, si on les compare soit aux primitifs, soit à l'art post-impressionniste. Cela tient à la manière artificielle et simpliste tont, depuis la Renaissance, on concevait l'art de centrer un tableau et d'en obtenir l'unité. On le demandait à la lumière; en mettant tous les angles, tous les fonds dans l'ombre, en n'éclairant avec franchise qu'une moitié de la toile, on centrait aisément un tableau sans souci de l'équilibre des formes, et somme toute, des couleurs non plus. Un tel art vise évidemment davantage à l'émotion qu'à la contemplation. Les peintres ont été ainsi amenés à ébaucher leurs tableaux en ombrant au bistre ou en gris et à admettre que c'était là un équivalent exact de la couleur qu'il suffisait ensuite de “glacer” avec des tons locaux.» (Le Martyre de l'art) Tel était bien le procédé utilisé par Charlier lui-même dans ses débuts. Le Pont de Cheny, ombré au bistre, doit son unité à la lumière qui émane du centre de la peinture.
Encore plus significative à cet égard, l'huile sur toile André Charlier écolier représentant son jeune frère en train d'écrire assis à une table, que l'on peut estimer contemporaine ou à peine postérieure au passage d'Henri Charlier chez Jean-Paul Laurens, donc datant des années 1902-1904. Le traitement plastique de cette œuvre est exactement celui que Charlier critiquera plus tard : les angles et les fonds disparaissent dans l'ombre, la lumière éclaire seulement le centre de la toile. Et les rares traces de couleur que l'on trouvait dans le Pont de Cheny (peint en 1899) ont complètement disparu ici : cette absence de couleur témoigne de l'année passée dans l'atelier de Laurens où, selon l'expression de Charlier, on «broyait du noir.»
Mais en 1903 il s'empressa de quitter cette ambiance lugubre, pour aller travailler seul à Colarossi. Deux ans plus tard il commençait sa Chaste Suzanne, ce tableau qui, avant de devenir le chef d'œuvre plastique que nous admirons, servit à Charlier d'instrument d'étude durant cinq années pour retrouver la couleur et la forme. Il fut aidé dans les recherches de couleur par les peintures des impressionnistes, ainsi que celles de Cézanne qu'il put voir de près lors de l'exposition qui suivit sa mort en 1906. Et lorsqu'en 1910, l'année où lui-même achevait sa Chaste Suzanne, Henri Charlier découvrit pour la première fois les tableaux de Gauguin, il ne pouvait que reconnaître sa parenté avec ce dernier et applaudir à la réponse qu'il faisait à une question au-sujet du clair-obscur : «Vous discutez avec Laval sur les ombres et me demandez si je m'en fous. En tant qu'explication de la lumière, oui… L'ombre est le trompe-l'œil du soleil, je suis porté à la supprimer.» (Paul Gauguin, Lettre à Emile Bernard) Charlier cite cette réponse dans ses deux livres sur l'art, et conclut ainsi : «On ne peut sans partir de la couleur, exprimer avec vérité ni clair-obscur, ni lumière. Le peintre doit donc penser en couleurs et non en ténèbres et lumière.»
En cela, Cézanne, Gauguin et Charlier furent les vrais héritiers des impressionnistes, qui avaient ouvert la voie en débarrassant la couleur du clair-obscur. Tous trois (en France) entreprirent aussi de réintégrer la forme dans la couleur ainsi retrouvée parce que, explique Charlier, «elle impliquait la forme par eux recherchée.» Mais seuls Gauguin et Charlier poussèrent l'entreprise jusqu'au bout — et Charlier plus loin que Gauguin, en adoptant la technique de la fresque et l'aquarelle. Cézanne s'arrêta en chemin, après avoir fait cet aveu révélateur : «Le contour me fuit.» Aveu dont la vérité sautera aux yeux de qui voudra bien comparer ses Baigneuses avec la Chaste Suzanne de Charlier. La comparaison montre qu'Henri Charlier a su retrouver la technique d'expression par la forme plastique, celle que tous les artistes de l'univers ont suivie avant le seizième siècle, ceux du Moyen Age, Giotto, le peintre de la Pieta d’Avignon, Michel-Ange…
Chaste Suzanne est l'illustration plastique des lignes suivantes, qui résument les visées métaphysiques poursuivies en peinture par Charlier : «L'ancien art mettait le personnage entier sous une lumière plus égale pour que la forme parût toute entière sous son meilleur jour. Et c'était aller davantage au fond des choses parce que si l'âme est la forme du corps (au sens aristotélicien) le développement de ce corps, la façon dont s'assemblent les os, cette architecture de la forme doit dire davantage sur l'âme qui l'informe que les aventures individuelles des plis de la peau et que l'expression psychologique.» (L'Art et la pensée) Mais cette redécouverte de la forme passait aussi par le retour à une qualité du dessin qui s'était elle aussi perdue, que Charlier nomme l'art du trait.
L’enfant blessé (huile - 1911)
Chaste Suzanne (huile - 1910)
L'art du trait Cette redécouverte de la forme et de la couleur allait de pair, chez Henri Charlier, avec celle de l'art du trait qu'il donne pour fondement des arts plastiques. Un regard sur ses deux premiers dessins d'après nature, Le moulin de Cheny et La mare de Migennes (1897-1898), montre qu'en ces deux œuvres de jeunesse, Charlier était encore très loin de mettre son crayon au service de l'art du trait : les contours sont traités en pointillés plus ou moins gros, ce qui évidement n'était guère favorable à l'expresion de la forme.
Un peu plus tard, les dessins postérieurs au passage chez Jean-Paul Laurens affirment un souci de cerner la forme, mais le trait en tant que tel est toujours absent. Il semblerait même, en comparaison de La mare de Migennes, que Charlier cherche à éviter tout ce qui pourrait suggérer le trait. Le crayon est passé sur le papier comme on le ferait, au pinceau, d'un lavis ou d'un à plat de peinture. D'où ces effets d'ombres en gris, pour tenter de rendre les volumes que l'absence de trait empêche de suggérer.
«L’artiste étudie les analogies entre les mouvements de l’âme et ceux du corps, la qualité de l’âme et la forme des corps, analogie réelle, puisque c’est l’âme qui est cause de ce que les corps sont ce qu’ils sont. L'analogie se resserre lorsque l'artiste passe des objets inanimés aux être vivants et à l'homme même, car les mouvements du corps sont ici les graphiques naturels des mouvements de l'âme. Il n’est plus nécessaire dans ce dessin-là de rechercher les mouvements violents, ni « l’expression », au contraire, une figure immobile montre mieux qu’une figure en mouvement, cette tension interne de l’acte qui la maintient dans l’être et qui est l’âme. C’est cette étude qui a fait de Gauguin, Van Gogh, de Rodin (et d’autres) des spiritualistes ardents et convaincus.» On doit ajouter à ces noms celui de Charlier lui-même qui, comme Rodin qu'il cite aussi dans le Martyre de l'Art, cherchait non pas à donner une imitation de la nature, mais, selon le mot de Rodin, à en percevoir « l'esprit qui, certes, fait bien partie de la nature.»
Mais en quoi le trait est-il le fondement des arts plastiques ? En ce qu'il permet de dégager dans les formes une qualité répondant à l'acte qui maintient ces formes dans l'être, ce que Charlier appelle la tension de la forme. Laissons la parole à ce dernier. Les citations qui suivent sont extraites de L'art et la pensée et du Martyre de l'art (nous les avons agencées selon un ordre qui en facilite la compréhension).
Et si Charlier a réussi à exprimer de manière aussi évidente ce dynamisme dans son dessin, il le doit à son trait. «Comment peut-on dégager, dans le dessin et la peinture, ces qualités abstraites des formes matérielles ? Cette tension qui n'est ni le volume, ni la distance, ni la direction, ni la grandeur ? Par le trait, par la qualité du trait ; cela n'est possible qu'au trait, parce que, tout en visant à décrire un volume de certaines dimensions, il est d'abord un mouvement, et que seul un mouvement peut laisser une trace analogue au mouvement qui a laissé la sienne dans les choses. Il faut qu'il y ait un mouvement réellement accompli ; la spontanéité du trait est essentielle : il faut qu'il y ait eu, depuis l'origine du mouvement jusqu'à son terme, un seul mouvement de l'artiste, non pas deux, ni trois.»
En cela l'art fait besogne philosophique et abstractive : il procède par des vues qualitatives, prises sur la réalité concrète, qui permettent de saisir ce qu'il y a de plus abstrait en elle, son principe de vie. Telle est bien la visée de Charlier, qui a compris que si la spontanéité du trait est absolument nécessaire au dessin et à la peinture, elle ne suffit pas à elle seule à résoudre le problème posé par Rodin — reproduire l'esprit qui fait partie de la nature — car ce problème est d'ordre intellectuel :
«Ce n’est pas par une schématisation qu’on arrive à ce degré d’abstraction, par une réduction à la géométrie, car tout ce dont on veut parler est inexprimable en termes de quantité. On y arrive par une observation plus délicate, une puissante mise en évidence de quelque chose qui existe vraiment partout, la trace matérielle du mouvement interne, ce que j’appelle la tension de la forme. Un arbre qui pousse vite et un arbre souffreteux gardent sur leur tronc la trace de ce mouvement imperceptible et de cette tension.
De même, ce n'est pas l'expression d'un visage qui compte, car c'est là chose toute accidentelle, mais la croissance des formes, le développement des os qui se sont avancés pour former la face et sont directement la trace d'une certaine âme. (…) Picasso s’est rendu compte qu’une spontanéité était nécessaire, que, pour qu’un dessin ait cette espèce de mouvement interne, il fallait qu’un mouvement ait été fait; non pas deux, ni quatre. C’est tout l’art du trait. Mais il a cru que la spontanéité suffisait, que le dessin était chose purement subjective alors qu’il s’agit de mettre en évidence ce qui est dans les choses comme en nous, un acte qui finalement est dans la main du suprême existant.»
Tout le monde le voit, puisque le langage commun dit d'un arbre qu'il a le tronc élancé. Et cela se dit même de la taille d'un jeune homme. Quand on dit d’un jeune homme qu’il a une taille élancée ou qu’un arbre s’élance dans l’air, le langage commun traduit cette qualité réelle. Or, l’arbre est immobile, bien attaché au sol, sa nature est de ne point bouger et tout concourt en lui à la raideur nécessaire de ses membres. Et pourtant, sur son immobilité une qualité de mouvement existe, suggérée par sa forme ; cet arbre s’élance et a l’air de filer en l’air avec rapidité, cet autre monte avec effort, celui-ci a l’air de se tordre au ras du sol. » La qualité de tension des forces qui érigent une montagne pendant des millénaires ou qui dressent un arbre dans le ciel «est saisie par l'artiste en deux traits de pinceau.» On appréciera dans l'aquarelle ci-contre la finesse des traits de Charlier, qui n'hésitait pas à manier son pinceau comme il l'aurait fait d'un crayon, à la manière des peintures chinoises qu'il admirait.
Les portraits peints Dans la peinture à l'huile de Charlier, il faut faire une place spéciale aux portraits, dans lesquels il excellait tout comme Fouquet auquel il se référait. Les portraits peints qu'Henri Charlier a laissés, dont la qualité surpasse la quantité, font de lui un très grand portraitiste. Outre les deux pièces mentionnées plus haut, Chaste Suzanne et l'Enfant blessé, retenons son Autoportrait, les portraits de Madame Rage, d'un Jeune garçon, ceux des trois nièces de Charlier, et plusieurs portraits de sa femme Emilie.
Dans les peintures à l'aquarelle, Henri Charlier travailla durant toute sa vie ce qu'il appelait les «portraits d'arbres» : sous cette désignation originale, il entendait le dessin au pinceau d'un arbre (parfois plusieurs) complètement dégagé de la nature environnante. Dans ces peintures, Charlier s'attachait à étudier exclusivement la tension de la forme, dont nous avons dit plus haut qu'elle était au cœur de ses recherches plastiques. Considéré ainsi de manière individuelle, chaque arbre livrait beaucoup mieux son secret à l'artiste, qu'englobé dans une vue générale du paysage qui l'entourait.
Toutes ces oeuvres répondent à l'observation que faisait Henri Charlier : «Les plus beaux portraits, tous, soit de Fouquet, soit de Rembrandt (si opposés pourtant) sont des enquêtes sur l’union de l’âme et du corps, et non des analyses de caractères.» (Lettre au Fr. Gérard sur le Beau). Parmi les portraits peints par Charlier, celui de Madame Rage et surtout son Autoportrait se signalent par une volonté consciente de montrer que l'art est une œuvre de l'intelligence, et non des sens uniquement : «L'art est un choix. On ne peut tout voiloir. Celui qui veut être roi d'Angleterre, dit Chesterton, s'interdit à tout jamais les satisfactions d'un marguillier de paroisse. L'art attaché aux seules délices de la vie sensible s'interdit les moyens de pénétrer la vie intellectuelle, car l'art est de soi intellectuel ; il intéresse nécessairement l'intelligence.» (L'art et la pensée). L'un des principaux soucis d'Henri Charlier en peignant ses portraits, est de donner de la vie au regard des sujets représentés, montrant par là que le regard est bien ce «courant d'essence spirituelle» dont parle Mr. Zahar dans un article de la revue Arts qui fait l'objet d'un long commentaire dans le Le martyre de l'art. Ce que Charlier explique vaut au plus haut degré pour le regard de la Chaste Suzanne, ou pour le sien dans son Autoportrait : «Remarquons que le regard comporte deux éléments, l'un qui est accidentel et vient des impressions ou de l'état d'âme du moment présent (il suffit d'un bruit extérieur subit, d'un brusque changement de lumière pour provoquer des modifications sensibles de l'état d'esprit et du regard). L'autre élément n'appartient qu'à la personne dont il est le regard et qu'elle a toujours. Et même, ô mystère, il y a une différence entre les deux yeux ; l'un est généralement contemplatif et l'autre analyste (ou perspicace et intelligent). Et il est normal, puisqu'il qu'il y en a deux, que chaque œil ait quelque chose qui ne soit qu'à lui. A l'artiste de dégager ce qui est accidentel et ce qui est essentiel ; c'est la mesure de son pouvoir d'abstraction.» On peut dire que, chez Charlier, ce pouvoir d'abstraction fut doté d'une très grande pénétration métaphysique, mettant en évidence à travers le regard ce qu'il y a avait de plus spirituel dans les personnes dont il executait le portrait.
La mare de Migennes (1897 - 1898)
Madame Rage
Autoportrait
Jeune Garçon
Redécouverte de la technique de la fresque Enfin, ajoutons pour conclure que tous ces efforts pour retrouver la forme et la couleur, ainsi que l'art du trait, ont conflué chez Charlier dans l'art de la fresque dont il retrouva aussi entièrement seul la technique originale sur mortier frais dès avant la première guerre mondiale. En 1912, lorsqu'il alla se proposer ses services à Rodin qui cherchait un fresquiste, Charlier avait déjà réalisé quelques fresques. L'année précédente, en effet, il exposait au Salon des Artistes Indépendants deux cartons de fresques. Le jugeant digne de travailler avec lui, Rodin accepta alors de prendre Charlier comme collaborateur pour la peinture d'un bandeau de fresque qui devait entourer sa célèbre Porte de l'Enfer, dans la chapelle de l'ancien Séminaire de la place Saint-Sulpice attribuée aux Beaux-Arts. Rodin exécutait les dessins pour Charlier, à partir desquels celui-ci peignait des fresques grandeur “petite nature”. Ce projet fut interrompu par la guerre et la mort de Rodin, mais un certain nombre de panneaux de fresque peints par Charlier sur des dessins de Rodin ont été réalisés. Puis en 1914, s'étant agrégé à la Société de Saint-Jean comme peintre fresquiste, Charlier exécuta son premier chantier de fresques monumentales dans l'église de Nogent-sur-Aube. Au total, nous dénombrons actuellement près d'une quinzaine de fresques monumentales dans toute l'œuvre de l'artiste : — 1912 à 1915 : fresques peintes par Charlier sur des dessins de Rodin, sur les thèmes du Purgatoire et du Paradis (de la Divine Comédie, de Dante), destinées à entourer la Porte de l'Enfer de Rodin. Le nombre exact (quatre au moins) de pièces peintes par Charlier reste encore à préciser. Ces fresques sont conservées au Musée Rodin de Paris. — 1914 : fresque représentant Sainte Germaine, exposée au Salon des Artistes Indépendants ; peut-être s'agissait-il d'une étude en vue de la fresque de Nogent-sur-Aube exécutée la même année ? — 1914, dans l’église de Nogent-sur-Aube, fresque représentant 4 saintes auboises : Tanche, Savine, Germaine, Syre. — Après 1925, fresque dans le choeur de l’église du Mesnil Saint Loup représentant les 12 Apôtres. — 1933, dans l'église du Saint-Esprit (Paris 12è) : une fresque illustrant Les encycliques sociales. — 1937, à l'Oratoire Saint-Joseph (Montréal, Canada) : La mort de saint Joseph — 1937, également à l'Oratoire Saint-Joseph (Montréal, Canada): fresque au-dessus du tombeau du Fr. André, fondateur de l'Oratoire. — 1945, dans la crypte de l'église de La bourboule (Puy-de-Dôme) : fresque représentant le Baptême de Notre-Seigneur. — 1957, à l'abbaye Notre-Dame de Tournay (Hautes-Pyrénées) fresque sur Sainte Bernadette de Lourdes à la Grotte le jour de la première apparition. — 1964, dans la crypte de la chapelle Notre-Dame de Lumière à Troyes (Aube) : fresque représentant la Découverte de saint Gilles dans son ermitage. Ces réalisations de fresques monumentales prouvent que Rodin, en choisissant Henri Charlier pour exécuter des fresques dont il avait reçu la commande en 1913, jugeait les qualités naissantes de ce jeune peintre à leur vraie valeur. C'est en effet dans l'art de la fresque qu'Henri Charlier s'est montré à la fois l'héritier de Puvis de Chavannes pour le sens de la peinture décorative, et le digne continuateur de la réforme plastique engagée par Cézanne, Gauguin et Van Gogh dans les domaines de la forme et de la couleur. En adoptant la technique de la fresque, Charlier libérait ses devanciers des obstacles matériels posés par la peinture à l'huile, qui empêchaient cette réforme si profonde d'aboutir pleinement à l'expression par la forme. En effet « la peinture à l'huile, explique Charlier, est très grasse et sèche lentement. Il est très difficile d'y suivre des formes avec la netteté incivisive qui est nécessaire pour les rendre expressives. Cela est au contraire facile avec les peintures à l'eau et à l'œuf.» (L'art et la pensée) L'honneur d'Henri Charlier est non seulement d'avoir compris intellectuellement la nécessité d'adopter ces dernières techniques, et de l'avoir expliqué dans ses livres, mais surtout d'avoir laissé à la postérité ces fresques que — seul en son temps — un artiste du vingtième siècle a réalisées. Ce faisant, il réalisait son ambition initiale qui était de retrouver le sens de la forme des Primitifs. Si nous mettons de côté les différences de style liées aux différences de techniques matérielles, du point de vue de l’esprit pictural, la fresque de Saint Gilles (Troyes) et le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton, sont soeurs l’une de l’autre.
André Charlier écolier (huile - 1902 - 1904)
En outre, Charlier fait observer que cette tension de la forme existe partout dans la nature : «Un arbre n'est pas qu'un volume matériel de telle ou telle couleur, lisse ou rugueux. Il est un être dont tous les membres résistent à la pesanteur pendant des nuits, des jours, des saisons, des siècles, qui, en même temps pousse ; il pousse contre le poids de l'air…
La mise en évidence de cet acte, cette «tension de la forme», est le fait d'un choix qualitatif, d'une perception consciente de l’artiste qui saisit en une inspiration la «qualité du mouvement interne qui maintient les choses dans l'être, même les choses immobiles ; c’est une qualité de tension. Elle suggère un mouvement sans qu’il y ait aucun mouvement réel. (…) Une statue dans une pose tout à fait immobile n’a aucun mouvement et ne figure aucun mouvement réel comme marcher ou courir, elle en suggère un pourtant.»
dessin au fusain (1905 - 1910)
dessin au crayon (1950 environ)
Aquarelle - Période 1910 - 1920
Aquarelle “ Portrait d’arbre” (à partir de 1940)
Dessin au fusain (1905 - 1910)
André Charlier, dessin au crayon (1925 environ)
fresque de Saint Gilles - partie gauche (Troyes)
Couronnement de la VIerge - Enguerrand Carton
Gabrielle Caquereau - portrait au crayon
Le dessin au crayon du tronc d'un homme immobile, se tenant sur une jambe, est l'une des meilleures représentations de cette tension de la forme : le coup de crayon de Charlier a réussi ici à rendre sensible le dynamisme de «l'acte qui est dans la main du suprême existant», et qui permet à cet homme de tenir en équilibre sur une seule jambe.
Il n'en demeure pas moins que les dessins à partir de modèle vivant exécutés au début de la période que Charlier passa à la Ruche (de 1906 environ à 1914), font preuve d'une maîtrise indéniable. Ci contre, l'homme de dos est digne des meilleures études de Michel Ange pour les fresques de la Chapelle Sixtine. C'est durant ces années passées à la Ruche que Charlier s'achemina vers le trait. Plus tard, il pourra dire: «La vraie définition du dessin (et de la peinture) c'est: sur deux dimensions, en suggérer trois, cela par un trait.» Et il répondra aux schématisations picassiques avec une phrase de Gauguin qui confirme ses propres convictions : «L'art du trait n'est pas celui du fil de fer ; les lignes enclosent un volume et les lignes vont par paires.»
Main gauche d‘Henri Charlier, dessinée par lui-même devant une glace
[Web Creator] [LMSOFT]