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André Charlier, écrivain
Nous vous proposons de découvrir les écrits d’André Charlier au travers de quatre présentations sommaires de ses ouvrages : Journal intime, Que faut-il dire aux hommes, Le chant grégorien, Saint Thomas d’Aquin.
Journal intime (1913 -1968) Le Journal intime d'André Charlier recouvre la plus grande partie de sa vie, de l'âge de 17 ans à 72 ans passés (il est mort à 75 ans). Il commença à l'écrire dès 1913, un peu plus d'un an avant son baptême. Bien qu'il fût élevé dans un milieu familial athée et anticlérical, il croyait déjà en Dieu, ayant reçu la grâce de la foi dans le courant de l'année 1909 – 1910. Ce Journal intime commence par trois cahiers sur lesquels André Charlier a noté ses réflexions d'adolescent. Le premier cahier porte en épigraphe deux citations de Pascal qui montrent à quelle hauteur de pensée se plaçait déjà le jeune garçon de 17 ans, non baptisé et n'ayant aucune connaissance des vérités du catéchisme : « Il est indigne de Dieu de se joindre à l'homme misérable. Mais il n'est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misère. » « Le moindre mouvement importe à toute la nature. La mer entière change pour une pierre. Ainsi, dans la grâce, la moindre action importe pour ses suites à tout. Donc tout est important. » André Charlier avait été vivement impressionné par la découverte de Pascal l'année précédente, ses certitudes quant à la foi s'en étaient trouvées affermies. A la fin de ce premier cahier de Journal, nous trouvons encore une référence à Pascal, dans un passage qui résume en quelque sorte toute la vie et l'œuvre d'André Charlier : « N'oublions jamais ce sage principe que nous enseigne Pascal : il faut tout rapporter à Dieu. Nous devrons donc employer notre intelligence ou nos qualités artistiques à servir la cause de Dieu. Mais sans la foi, toutes ces belles qualités ne deviennent qu'un vain ornement ; elles sont dévoyées, détournées de leur vrai but. L'homme d'esprit, l'artiste, peuvent être les pires crapules. » Ces trois premiers cahiers, rédigés avant la première guerre mondiale et durant les permissions d'André Charlier, sont une source très précieuse de renseignements sur la vie familiale des frères Charlier et de leurs grands-parents maternels vignerons à Cheny (Yonne). Durant la guerre, certainement pour une raison de commodité pratique, André Charlier rédigea son Journal intime sur des carnets qu'il gardait en poche, écrivant au campement lors des moments de repli, ou bien dans les tranchées, et lors de ses permissions. Une partie de ce Journal de guerre a été publiée par la revue Racines, sous le titre (donné par la revue) de Carnets de guerre. Ces “carnets” font partie intégrante du Journal rédigé sur les cahiers précédents, dont ils ne sont que la continuation. Nous y avons relevé deux passages significatifs. Le premier est un poème composé par André Charlier lors de son séjour de convalescence militaire à Montpellier, en juin 1919. Il est très probable que ce poème soit celui qu'André lut à Jeanne Maritain lorsqu'il passa quelques semaines chez elle à Bussières : Ô splendeur d'une journée qui s'achève dans l'éclat du soleil de juin, Alors que le vent frôlant les arbres élève sa voix semblable à celle de la mer, et que les oiseaux, buvant la fraîcheur naissante, saluent le crépuscule aux rayons de cuivre. (…) Quelques blancs nuages flottent dans le ciel, Ainsi que le voile d'une déesse antique porté sur la mer éternellement bleue. Et les êtres frissonnent sous la caresse du vent, Et la terre dévorée de soif, frémit, appelant à grands cris la nuit, La nuit sereine et harmonieuse. Mon âme est un de ces cyprès sombres qui se dressent, étranges et solitaires au milieu de la plaine colorée, Et qui élèvent vers le ciel une prière toujours inachevée. Mon âme a soif de beauté. Mon âme desséchée Par un feu mystérieux, s'est altérée davantage encore en puisant aux sources terrestres qui semblent promettre l'apaisement. Elle a soif d'une rosée divine. Elle désire autre chose que ce que la terre peut lui donner. Oh n'entendre plus une voix humaine ! N'entendre résonner en moi que le silence de la nuit. Le deuxième passage de ce Journal de guerre qui nous paraît devoir retenir l'attention, est l'une des plus belles pages de littérature militaire qui ait jamais été écrite. Il s'agit d'une sorte de “mémorial” de la blessure de guerre qui frappa André Charlier le 15 juillet 1917 : deux ans plus tard, il se souvient de sa nuit de blessé qu'il passa couché sur le sol, et il écrit cette page dans son Journal. Le récit commence sur le ton de la simple narration, puis l'évocation du souvenir du champ de bataille inspire soudain à Charlier un mouvement proprement lyrique et le texte s'achève en poésie libre : « Cheny, 7 août 1919 — Voici la nuit qui revient une fois de plus ; voici mon amie de nouveau avec moi. Il n'y a plus d'hommes importuns, plus de bruits insupportables. Le calme renaît. C'est maintenant seulement que je commence à vivre. A vivre… Je me demande si vraiment je vis. Même le soir, par cette nuit calme et claire, je me demande si tout cela est bien réel. Il faisait un clair de lune semblable à celui-ci certaine nuit d'il y a deux ans lorsque nous nous battions avec les Allemands, et que moi j'étais étendu sur le sol, la poitrine transpercée. Ô champ de bataille de Champagne où pour mon malheur des mains cruelles m'ont relevé ! Ô plaine crayeuse où retentissaient alors l'éclatement des obus et le crépitement des mitrailleuses ! Combien de morts, mes frères, mes camarades, sont couchés là-bas, dans l'herbe qui déjà repousse et donne ses premières fleurs ! Il goûtent ce repos auquel tous aspiraient ; ils sont environnés par le silence de ces collines désertes que nul canon ne vient plus troubler. Ils sont là, côte à côte, comme dans le combat. Ils sont là tous les uns près des autres, dans une union vraiment fraternelle. Ô cette paix des morts tombés dans notre lutte, et que j'ai vu tomber près de moi, en trouverai-je jamais l'équivalent ici-bas ? N'ont-ils pas choisi la meilleure part, me laissant la plus ingrate ?  Ô nuit ! Sois la bienvenue ! Voici que je suis enfin seul ! Seul sans personne qui me rappelle à cette vie humaine pour laquelle je ne suis pas fait ! » Rentré de captivité en 1919, André Charlier reprit la rédaction de son Journal sur des feuilles libres. Durant la période qui va de 1920 à 1937, au cours de laquelle il se maria avec Alice Caquereau et eut ses quatre enfants, ses confidences se tournent presque exclusivement sur la musique et la littérature, sous forme de commentaires de pièces musicales ou littéraires. C'est dans cette partie du Journal que sont rapportées les visites que Paul Claudel et Jacques Copeau rendirent successivement à Charlier dans sa maison de Pullay. Puis le 2 janvier 1938 André Charlier commença la dernière partie de son Journal, la plus longue puisqu'elle couvre trente années, jusqu'à la fin de sa vie. Il la rédigea avec une intention toute particulière, dont il s'explique à la première page : il écrivit ce Journal pour ses trois filles, afin qu'elles puissent plus tard retrouver l'image vivante de leur père. Les événements se précipitant (la guerre, la mort de sa femme Alice, la direction de l'Ecole des Roches qui lui fut imposée…), ce Journal devint très rapidement le témoin des grands sacrifices qu'André Charlier accepta pour mener à bien sa mission de Directeur des Roches. Nous y avons longuement puisé pour écrire le récit de la Vie d'André Charlier, auquel nous renvoyons toute personne désireuse d'avoir un aperçu de cette dernière partie du Journal intime. Celui-ci s'achève le 11 août 1968 par les lignes suivantes :
S'il fallait donner un pseudonyme à André Charlier auteur du grand livre Que faut-il dire aux hommes, nous choisirions volontiers celui de Sélénius, le mystérieux personnage sous lequel il se cache au huitième chapitre de son livre : « La guerre m'avait bloqué dans le Béarn hospitalier, et pendant ces années sombres, je n'avais pu revoir mon vieil ami Sélénius, le musicien bizarre et solitaire que j'appelais mon professeur de sagesse. » (Les propos de Sélénius) Que faut-il dire aux hommes, en effet, est avant tout l'ouvrage d'un maître de sagesse. Mais il ne s'agit point d'une sagesse philosophique. Ce livre parle le langage de la sagesse chrétienne, qu'il ne faut pas confondre avec celle des philosophes et des savants (cf. saint Paul I Co. 1, 19-22). L'ouvrage se présente comme un recueil d'écrits de genres très divers : conférences, articles, lettres, méditations, regroupés sous plusieurs rubriques. Malgré cette grande diversité des genres, l'accord de fond dans la pensée réunit tous ces textes en un volume très homogène, dans lequel André Charlier fait entendre une « parole intelligible », sa parole d'homme et de converti. Le titre de l'ouvrage est tiré de la Lettre au général X de Saint-Exupéry, dont la lecture avait vivement frappé Charlier et lui avait fait dire dans les Cahiers de Maslacq : « Comme j'étais en train d'écrire, le courrier m'a apporté le Figaro littéraire, où j'ai lu une lettre inédite de Saint-Exupéry. Voici que ma pensée encore une fois rencontre la sienne dans un accord qui m'émeut : ce sentiment poignant qu'il a de la détresse de l'homme moderne me confirme le mien. (…) En pleine bagarre, Saint-Exupéry discernait ce que serait la tâche essentielle de l'après-guerre : “Alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l'homme, et il n'est point proposé de réponse et j'ai l'impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde. (…) Si je rentre vivant, écrivait-il, il ne posera pour moi qu'un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? » (Deuxième lettre aux Cahiers de Maslacq) André Charlier pouvait à bon droit faire sienne cette pensée de Saint-Exupéry, qui résume toute son œuvre d'éducateur, de Directeur des Roches, et de penseur chrétien. Cette préoccupation qu'il avait en commun avec Saint-Exupéry, réapparaît dans le présent livre au chapitre XXI Ut abundetis in spe, dans lequel André Charlier parle de la France : « C'est nous qui avons l'intelligence de l'âme de ce peuple. Ce n'est pas pour rien que nous avons échangé tant de propos, accoudés au parapet, au cours des nuits de garde ; échangé aussi tant de silences. Ce sont des gens simples. Ils attendent que quelqu'un leur parle, leur dise quelque chose d'intelligible. Mais plus rien n'est intelligible. “Que faut-il dire aux hommes ?”, se demandait Saint-Exupéry : c'est en effet la seule question importante. (…) A quelques-uns de ces hommes, à ceux qui ont encore un coin de l'âme ouvert à l'attention, nous avons simplement à transmettre une parole intelligible. Rien de plus, seulement cela peut suffire à refaire un monde neuf, si Dieu le juge bon. » La “parole intelligible” délivrée par Que faut-il dire aux hommes se présente comme une succession de chapitres ordonnés en cinq rubriques : 1. Sources et racines ; 2. Vocation de la France ; 3. Rencontres ; 4. L'illuminisme et l'espérance ; 5. Lettres et méditations. Au fil des pages, André Charlier analyse le drame du monde moderne, qui est de s'être coupé de l'Être et de la source de la création. La France lui paraît avoir la vocation de sauver l'esprit et de rendre aux hommes ce sens de l'Être, en suivant la démarche de Péguy qui fut, dit-il, de « se greffer, par une opération remontante, sur le tronc même de la création. » Le témoignage de l'art, illustré par les œuvres de quelques grands auteurs (Claudel, Ramuz, Copeau) vient conforter cette grande pensée de Charlier. Puis, il se tourne vers la vertu théologale d'Espérance, qui est la seule réponse valable à l'illuminisme dans lequel est plongé le monde moderne. La partie finale, consacrée aux lettres et méditations, contient des pages d'une grande portée spirituelle. On goûtera particulièrement le chapitre XXVI où André Charlier médite sur une vérité essentielle : La gratuité de l'amour, un thème que nous retrouverons cinquante ans plus tard développé par le Cardinal Ratzinger dans son livre Voici quel est notre Dieu. Ecoutons Charlier : « Certes il y a des problèmes sociaux, mais ils dépendent tous d'un unique problème qu'on préfère ne pas soulever, qui est celui de l'homme. C'est la société qui est faite pour l'homme et non l'homme pour la société. (…) En vérité, notre monde se meurt parce que la gratuité n'y est plus possible. Nous habitons décidément un monde sans amour, qui, parce qu'il a rompu avec l'Amour, s'est mis délibérément en dehors de l'ordre de la Création. C'est son malheur initial, promesse de beaucoup d'autres. Dieu a créé le monde par Amour, et Il nous a sauvés par Amour. Il ne devient Juge que lorsque nous refusons l'Amour, car c'est là le terrible pouvoir de la liberté humaine d'être capable de ce refus. Or la gratuité n'est que l'expression de l'Amour. (…) Pour les hommes d'aujourd'hui, rien n'est jamais donné. Tout est dû. De là vient leur malheur. Car c'est exactement le contraire qui est vrai : rien n'est dû et tout est donné. La vie ne commence qu'avec le don. Pourquoi les hommes en général ont-ils envie de se rétracter en face d'un don gratuit au lieu de s'émerveiller ? (…) Le don direct de Dieu, voilà ce que nous redoutons le plus. Le seul malheur est de ne pas reconnaître la gratuité de l'Amour. » (La gratuité de l'Amour) Lisons enfin, pour notre plaisir, quelques lignes du chapitre XII, Invention à deux voix, construit comme un dialogue entre un capitaine et un aspirant. Ce texte est un chef d'œuvre, non seulement du point de vue de la forme littéraire, mais du contenu qui traite de la dimension mystique de la vocation de la France et de la vocation militaire : « Le Capitaine — La lune n’est pas encore couchée et je préfère que la nuit soit bien noire. C’est curieux que vous ne sachiez pas, à votre âge, doué comme vous l’êtes d’une certaine culture, vous qui êtes ce qu’on appelle un garçon « bien né », ce que c’est que la passion de la France. Cela n’a rien à voir avec cette espèce de fureur aveugle qui éclate parfois dans les foules, quand un homme a trouvé le secret de les électriser. C’est un sentiment silencieux, c’est le besoin de descendre au fond de soi-même et de faire des gestes de sa race, des gestes vrais. Vous ne savez pas, mon cher, à quel point la France est une aventure unique : il n’est pas étonnant que les étrangers n’y comprennent rien. Et c’est une aventure qui n’est pas finie, parce que, bien que ce mot vous déplaise, c’est une aventure mystique. C’est ce qui vous explique que Jeanne d’Arc ait été possible, et je ne crains pas d’ajouter qu’elle n’était possible que chez nous. Pour comprendre ce que je vous dis là, il faut avoir un peu réfléchi sur l’amour. (…) « Voici le paysage qui insensiblement s’enfonce dans l’ombre et la lune n’éclaire plus que le sommet des arbres : il va être temps que je fasse le tour de nos postes. Il y a une profonde vérité dans le mot du psalmiste : Nox illuminatio mea, ne trouvez vous pas ? Cette nuit paisible, d’une paix menacée comme toutes les choses humaines, nous donne des clartés inattendues : il semble qu’elle nous ouvre un grand livre que le jour dans quelques heures va refermer. Je vois actuellement la France redevenue sensible à quelque chose de très ancien, qu’elle avait oublié et qu’elle cherche confusément depuis longtemps. Il y a des moments où un homme dans sa vie, sous l’influence de circonstances très visiblement concertées par quelqu’un d’autre que nous, descend tout d’un coup au fond de soi-même. Il en est de même des peuples, et je crois qu’un moment de ce genre est en train de naître pour la France. Nous ne sommes rationalistes et logiciens qu’à la surface : si peu que nous consentions à vaincre cette attitude d’esprit et à descendre en nous-mêmes, aussitôt nous sommes emportés par un besoin invincible de ressaisir les réalités que nous avions niées auparavant, même celles qui nous sont le plus désagréables à reconnaître ; celles qui ont l’air d’être contre la raison, mais qui sont simplement une raison supérieure. » Lignes qui invitent à se procurer le livre d'André Charlier (Nouvelles Editions Latines), à le lire, à le méditer, et à le faire connaître autour de soi.
Cet ouvrage a été écrit en collaboration par Henri et André Charlier. Tous deux se sont convertis à l'âge adulte, avant la première guerre mondiale, et dès ce moment ils ont pratiqué le chant grégorien avec la Schola Sainte-Cécile qui réunissait des fidèles du monastère des bénédictines de Saint-Louis du Temple, rue Monsieur à Paris. Installé ensuite au Mesnil-Saint-Loup (Aube) à partir de 1925, Henri Charlier a enseigné quotidiennement le chant grégorien à l'école du village pendant plus de quarante ans. Son frère André a dirigé pendant vingt ans la schola de l'École des Roches dont il était directeur. Le chant grégorien est donc l'ouvrage de deux hommes d'expérience, qui avaient par ailleurs une grande connaissance de musique profane et de la polyphonie religieuse. Le livre comporte deux grandes parties. La première partie, intitulée Pourquoi le chant grégorien, est d'André Charlier. Elle se compose de 6 chapitres dans lesquels l'auteur, s'appuyant sur les enseignements de nombreux papes (Benoît XIV, saint Pie X, Pie XII, Jean XIII, Paul VI) et sur le Concile Vatican II, expose la valeur irremplaçable de cette musique pour exprimer la « sagesse divine, mystérieuse et demeurée cachée… sagesse qu'aucun des princes de ce monde n'a connue. » (I Cor 2,7) Mais André Charlier parle en musicien, en artiste chrétien, et il aborde les questions de rythme, de modalité et de valeur spirituelle, en termes heureusement à la portée du public profane. Laissons-lui la parole (au chapitre IV) : « Avec la musique grégorienne, nous sommes en présence d'un art absolument complet, qui a ses genres distincts obéissant chacun à des règles particulières… La musique grégorienne a ignoré la polyphonie, et je sais tout ce qu'il y a d'émouvant dans une belle succession d'accords. Mais il ne faut pas le regretter, parce que son originalité est justement de s'en passer et d'user seulement du rythme pur. Le rôle de l'art n'est pas de nous donner ce que nous appelons des émotions, mais de nous mettre profondément en communication avec l'Être (et je crois que ce dont souffre le plus l'humanité aujourd'hui, sans s'en douter, c'est d'être séparée de l'Être, c'est de ne toucher l'être d'aucune chose. (…) Les effets les plus puissants et les plus émouvants de la musique polyphonique ne nous mènent pas si loin qu'une certaine pureté directe, je dirai même acérée, dans le dessin du rythme. Aussi l'art grégorien a usé du moyen le plus sûr. On veut en faire une spécialité pour bourgeois dévôts, mais je crois bien plutôt à sa faculté de prendre sur l'âme populaire (comme on dit que le feu “prend”), parce qu'il touche cet endroit de l'âme, si je puis dire, où les différences de race et de condition sociale ne comptent plus. Il est goûté par des personnes d'une grande culture aussi bien que par des personnes très frustes, parce qu'il a une sorte de divine simplicité qui est incomparable et qui nous place comme de plein pied avec le mystère. » Parmi les nombreux exemples choisis par André Charlier dans le répertoire grégorien pour illustrer ce qu'il avance, relevons seulement ces deux passages : « Dans le répons du Vendredi Saint Tenebræ factæ sunt [ Les ténèbres se firent ], je trouve un exemple merveilleux de cette puissance du rythme dans la simplicité et le dépouillement : c'est la mélodie qui souligne le cri de Jésus : Deus, Deus meus, ut quid me dereliquisti ? [ Mon Dieu, pourquoi m'avez vous abandonné ? ] Elle m'a fait comprendre ce qu'il y avait de divin dans le cri poussé par Jésus mourant… Je ne dirai rien de la phrase qui suit : Et inclinato capite emisit spiritum [ Et ayant incliné la tête, il rendit l'esprit ]. Il faut l'entendre pour sentir ce que c'est qu'un rapport juste entre deux mélodies. Toute l'humanité de Jésus mourant est là exprimée, mais transfigurée par sa divinité. » Et à propos du troisième répons du Samedi Saint, Charlier commente : « Entendez dans la phrase Ululate pastores [ Hurlez, bergers ], qui se développe avec obstination autour des notes ré-fa, non pas ces hurlements mêmes, mais le retentissement de toute la douleur du monde. » Et il y aussi, au tout début du livre, cette confession émouvante d'André Charlier : « Le jeune homme que j'étais à dix-huit ans, qui cherchait son chemin dans une grande ténèbre, en quête d'une vérité qu'il pressentait confusément, – une vérité vivante, faite pour l'âme et non seulement pour l'esprit –, eut la révélation de la sainteté par le chant grégorien. J'avais reçu une éducation musicale plus complète que beaucoup de jeunes gens de mon âge, je connaissais plupart des grands chefs d'œuvre de la musique, j'avais même pratiqué la polyphonie de la Renaissance. Le chant grégorien, que je découvris avant d'être chrétien, avant d'avoir la foi, me révélait des choses qui n'étaient pas de la terre et que nulle autre musique humaine, fût-elle géniale, ne savait dire. Ainsi je découvrais l'amour du Christ, mieux que dans beaucoup de sermons, dans l'antienne Ubi caritas et amor. » Sur le lien profond entre la langue latine et la musique grégorienne, Charlier cite un texte fort à propos de Péguy où nous lisons ces lignes : « C'est un nouvel exemple de cette sorte de singulière accointance qu'il y a entre le latin et la résonance de la parole sacrée même. Ce n'est pas la première fois qu'un texte lain, qu'un mot donne soudain l'impression, donne le saisissement qu'il fleurit soudain, qu'il emplit brusquement le rite, qu'il est la seule voix qui pût ainsi garder pour tous les temps la parole éternelle. Qu'il est une voix singulière, une voix (singulièrement) prédestinée, une voix appelée, vox vocata. Une voix élue. (…) La parole de Dieu est plus intelligente en grec. Plus platonicienne. Et plus philosophe. Il fallait peut-être s'y attendre. Mais en latin elle est éternelle. » (Un nouveau théologien) La deuxième partie du Chant grégorien, écrite par Henri Charlier, traite de l'Origine et la pratique du grégorien. L'ouvrage s'achève par une très brève conclusion d'André Charlier, Vers l'avenir, prédisant l'épreuve sévère qui attendait le chant grégorien : celle de son abandon par le clergé lui-même. Et c'est un laïc qui leur pose une dernière question : « Je chantais hier – non pas à l'église bien sûr mais pour moi seul –, l'Hymne des Vêpres pour l'Avent Creator alme siderum. Est-il possible, me disais-je, qu'on enlève au peuple chrétien la consolation qu'il tirerait d'un chant si simple, qui exprime si parfaitement la grande espérance de l'Avent ? »
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Journal intime & correspondance
Que faut-il dire aux hommes
Le chant grégorien
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Saint Thomas d’Aquin
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« Écrire est une chose grave et difficile. Pour moi, je ne me mets jamais à écrire sans une espèce de tremblement, sans retarder le moment où la main va tracer le premier signe sur le papier. Nous pensons qu'avant l'écriture il faut du silence de la méditation et un effacement de soi d'autant plus nécessaire que tout à l'heure il va falloir se laisser parler avec tout ce qu'on est. » André Charlier, Lettre aux Cahiers de Maslacq”
Après la première guerre mondiale, en raison de sa santé qui subissait le contrecoup d'une très grave blessure de guerre, André Charlier dut renoncer à l'agriculture dont il envisageait de faire sa profession. La période de convalescence passée à Cheny (1919 – 1924) réveilla en lui le désir réaliser une “grande œuvre, une œuvre inspirée de Dieu” qui avait soulevé ses années d'adolescence. Durant cette période d'après guerre, André Charlier hésita alors à faire œuvre de musicien (la composition était sa vraie vocation naturelle) ou de poète et écrivain. Son Journal de convalescent contient quelques essais de poésie, qui donnent un aperçu de son inspiration et de ses talents littéraires. Au cours d'un long séjour de repos chez Jeanne Garnier-Maritain (sœur de Jacques Maritain), André Charlier note dans son Journal : « Je suis encore à Bussières afin de m'y soigner. Je me sens en ce moment incapable de rien faire. Ma seule occupation est de faire de la musique. J'ai lu hier à Madame Maritain quelques poèmes. Elle a trouvé cela beau, et m'a dit que je serais un grand écrivain ou un grand saint. Cela m'a fait bien rire. » (29 août 1919) Cependant, la vie allait décider autrement de la grande œuvre réalisée par André Charlier. Il renonça à la musique, et après la deuxième guerre mondiale, il accepta la direction de l'École des Roches. Mais parallèlement à son métier de professeur et de Directeur, il écrivit durant toute sa vie un Journal intime, et les circonstances l'amenèrent ensuite à écrire différents articles, conférences, méditations, poèmes, qui ont fait l'objet de publications recensées dans la bibliographie ci-jointe. L'œuvre écrite d'André Charlier, bien qu'elle soit beaucoup plus modeste en étendue que celle de son frère Henri, confirme indiscutablement le jugement prononcé jadis par Jeanne Maritain : les ouvrages d'André Charlier sont ceux de l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle. Nous donnons ci-dessous une présentation sommaire du Journal, de la correspondance, ainsi que des principaux ouvrages publiés.
« Je viens de jouer les Sarabandes et les Gymnopédies (d'Erik Satie) — et aussi des pièces de moi à quatre mains. J'ai été effrayé de jouer si mal. Avertissement qu'il me faut lâcher la musique et la composition. C'est le dernier grand détachement avant le détachement final. Il faudrait n'avoir de pensée que de Dieu. Mais hélas ! Je demande à Dieu qu'Il m'aide à faire paisiblement et avec amour le dernier chemin. »
Correspondance André Charlier entretenait une abondante correspondance avec ses parents, amis, anciens élèves, parents d'élèves et autres personnes rencontrées au cours de sa vie. Les recherches d'archives ont permis de retrouver une partie de cette correspondance. Parmi les correspondants les plus importants recensés à ce jour, outre la famille (Henri Charlier, et les filles d'André Charlier), on compte les personnes suivantes : — Paul CLAUDEL. Correspondance échangée de 1925 à 1955 jusqu'à la mort de Claudel. Toutes les lettres d'André Charlier qui ont été retrouvées par la famille Claudel se trouvent actuellement dans le Fonds Claudel qui appartient à la Bibliothèque Nationale de France (Département des Manuscrits — Conservateur : Florence Callu). — Jacques COPEAU (fondateur de la NRF ; créateur du Théâtre du Vieux-Colombier à Paris ; metteur en scène puis administrateur du Théâtre de la Comédie Française ; ami d'André Charlier, qui le fit venir à l'École des Roches de Verneuil). Pas de lettres de Copeau dans le Fonds André Charlier. Deux lettres adressées à Copeau par André Charlier ont été publiées par ce dernier dans un article sur Copeau paru dans les Cahiers de Maslacq. — Dom Romain GUILLAUMA (Prieur à l'abbaye de la Pierre-qui-Vire, puis fondateur du monastère de Thien-An au Vietnam). Lettres conservées en archives. — Jean TROUVÉ (ami d'André Charlier). Lettres d'André Charlier conservées en archives. Les lettres de Jean Trouvé n'ont pas été conservées. — Abbé Maurice BONNEMOY (ami d'André Charlier, qui est venu à Maslacq). Lettres d'André Charlier conservées en archives. Les lettres de l'abbé Bonnemoy n'ont pas été conservées. — Comtesse Béatrix de TOULOUSE-LAUTREC (amie d'André Charlier). Abondante correspondance échangée avec André Charlier. Leurs lettres sont toutes conservées en archives. Béatrix de Toulouse-Lautrec est l'auteur d'un livre paru aux Éditions Perrin (Paris, 1992) : J'ai eu vingt ans à Ravensbrück. La victoire en pleurant. — Antoine GUIRAUD, ancien élève de l'Ecole des Roches à Maslacq, où il fut capitaine en même temps que ses amis Hervé Giraud et Jean-Marie Grach. Après son baccalauréat, il revint à Maslacq en tant que professeur et Capitaine général. Il devint l'ami d'André Charlier, qui lui demanda à plusieurs reprises son concours dans la vie de l'Ecole. La correspondance d'André Charlier s'étend de 1942 à 1968. Lettres conservées en archives. — Albert GÉRARD (ancien élève d'André Charlier, puis professeur à Clères de 1952-1962). Lettres conservées en archives. — Dom Gérard Calvet (ancien élève des Roches à Maslacq, ami d'André Charlier, et fondateur de l'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux — France). Lettres conservées en archives. Toutes les personnes en possession de lettres d'André Charlier et désireuses de les communiquer peuvent nous écrire pour tous renseignements utiles.
COMMENTAIRE DE LA SECONDE ÉPÎTRE DE SAINT PAUL AUX CORINTHIENS par Saint Thomas d'Aquin INTRODUCTION, TRADUCTION DU LATIN, ET NOTES par André CHARLIER Ce travail, réalisé par André Charlier en 1965, a été publié en 1979 par les Nouvelles Éditions Latines ont publié, en deux volumes de la collection Docteur Commun. Le R. P. Benoît Lavaud, O. P., membre fondateur des Cercles d'études Thomistes de Jacques et Raïssa Maritain, a relu cette traduction du latin au français et donné ses conseils à André Charlier. Pour le lecteur qui n'aurait jamais ouvert un commentaire de saint Thomas d'Aquin, la forme même du commentaire littéral et du découpage en sections successives adoptée par celui-ci pourrait paraître rebutante. André Charlier dissipe cette crainte dans son Introduction : « Je préviens le lecteur non averti qu'il risque d'être de prime abord rebuté par la forme très particulière que saint Thomas a adoptée. Il s'agit ici d'une analyse scolaire très minutieuse qui pousse l'analyse du sens aussi loin qu'elle peut aller et qui procède par résumés analytiques où reviennent chaque fois les mêmes formules : “Sur ce sujet saint Paul fait deux choses… Sur le premier point il fait trois choses…” (Je me suis permis d'alléger et d'abréger ces formules). [ … ] Cette sorte de commentaire s'attache à la lettre des mots parce que, ne l'oublions pas, pour saint Thomas les mots sont capables d'exprimer l'essence des choses. Il faut donc résolument passer par dessus les formules stéréotypées et pénétrer la pensée de saint Thomas : on est alors émerveillé. On aurait pu croire qu'une telle méthode dessécherait le texte étudié et en ferait disparaître la vie ; or c'est le contraire qui est vrai, même lorsque saint Thomas découvre des structures logiques, des progressions de termes auxquelles saint Paul n'a certainement pas songé. » Cette traduction n'est pas l'œuvre d'un érudit, quoique dans certaines de ses notes Charlier fasse preuve de ses connaissances en grec (il reçut à 14 ans le Prix de l'Association pour l'Encouragement des études grecques en France) : « Dans presque toutes les traductions, ce verset 13 (I Cor 5, 13) est jugé obscur et difficile. L'explication de saint Thomas est à la fois simple et lumineuse. Mais ici saint Thomas commet une erreur d'étymologie ! Bria n'existe pas en grec. » Avant tout, la traduction d'André Charlier est l'œuvre d'un grand contemplatif, qui prend le temps de goûter la beauté et la saveur des textes qu'il traduit. « De tous les écrivains qui ont parlé de saint Thomas, continue l'Introduction de Charlier, Chesterton est sans doute celui qui a porté les jugements les plus profonds. Parlant de son style, il écrit : “ De tous les docteurs catholiques, il est celui dont l'écriture est la plus dépouillée de tout vocable qui ne puisse être pris au sens littéral ; sous sa plume, c'est la raison même qui parle.” Oui, cela est vrai, on ne saurait mieux dire. Mais il n'y a pas que la raison qui parle en lui. Tout d'un coup son admiration éclate pour le texte qu'il commente. Mirus modus loquendi, s'écrie-t-il, “l'admirable expression !”, lorsqu'il lit dans saint Paul : “ La puissance se manifeste dans la faiblesse…” Le poète alors se réveille, et c'est par une image qu'il traduit la beauté du style paulinien : “ le feu flambe dans l'eau” (n° 479). » « Et puis il y a autre chose. Il y a la vie mystique de saint Thomas qui parfois affleure malgré lui. (…) Ici je demande qu'on pèse tous les termes de la phrase qui suit, et surtout les derniers : “L'amour par lequel nous chérissons Dieu nous fait servir Dieu avec joie, chercher l'honneur de Dieu avec passion… … et vacare Deo dulciter. ” « Traduisons quand même : « …et nous entretenir doucement avec Dieu.» Mais il vaut mieux peser la plénitude de ces trois mots latins : toute traduction est impuissante. Tout le secret de saint Thomas est contenu dans ces trois mots. » Et nous pouvons ajouter : tout le secret de Charlier lui-même. Car André Charlier est un homme de contemplation. Et lorsqu'il fait une traduction de saint Thomas d'Aquin, il ne peut s'empêcher de s'émerveiller de la pensée qu'il traduit, de s'en imprégner et de la méditer à son tour, comme saint Thomas le faisait de la parole de saint Paul. Ainsi, de cette phrase de saint Thomas d'Aquin qu'il s'avoue impuissant à traduire, tant le latin lui apparaît chargé d'une plénitude de sens : dans une conférence sur La vie contemplative qu'il donna en 1966 au château de Tauzia, André Charlier revint sur ces mots de saint Thomas dont il avait goûté la saveur en faisant cette traduction, et c'est alors le traducteur qui devint à son tour le commentateur de saint Thomas. Nous citons ici les dernières lignes de cette conférence, qui nous paraissent la meilleure invitation à lire le Commentaire de saint Thomas dans la traduction d'André Charlier : « Je m'arrêterai sur une phrase de saint Thomas qui fait mes délices et qui m'a enchanté un peu comme le livre de Baruch avait enchanté La Fontaine. Il faut d'abord la lire en latin, parce que le latin d'Eglise est une admirable langue : Amor quo diligimus Deum facit nos libenter servire Deo, sollicite quærere honorem Dei, et vacare Deo dulciter.  Amor quo diligimus Deum: l'amour par lequel nous chérissons Dieu est un amour qui vient du plus profond de l'âme où les sens n'ont point de part et dont la source est Dieu lui-même. (…) Demandons simplement à Dieu qu'il daigne mettre dans notre âme un amour que nous puissions lui offrir sans rougir. Lui seul peut susciter en nous un mouvement assez pur pour devenir une offrande. Facit nos libenter servire Deo : Il nous fait servir Dieu avec joie, parce que c'est Dieu qui nous a commandé d'être des serviteurs. Si nous mettons dans ce service le détachement nécessaire, si nous nous dépouillons de tout souci de plaire et d'être aimé, alors c'est vraiment Dieu que nous servons en toute circonstance, et c'est la source la plus haute des joies. Sollicite quærere honorem Dei : chercher avec attention l'honneur de Dieu. Ceci nous concerne de très près, parce qu'il n'y a pas d'époque où l'honneur de Dieu soit aussi méprisé que nous le voyons aujourd'hui et où l'honneur du monde recueille autant de considération. (…) Nous voici enfin au troisième et dernier terme, le plus délicieux de cette phrase merveilleuse : Et vacare Deo dulciter. Comment parler de ces trois mots qui forment l'objet d'une méditation infinie et qui ont dans le latin une telle saveur ? Vacare a en réalité deux sens. D'abord être vide, être vacant. Et puis : s'occuper de, se consacrer à. Ces deux sens se complètent. Pour s'occuper de Dieu il faut commencer par se vider de tout le charnel et de tout le temporel. Dieu entre quand nous faisons la place nette pour lui. Faire le vide en soi est la condition première pour donner accès à Dieu en soi et pour jouir de Lui. Vacare Deo dulciter. Ici il ne faut plus rien dire. Cet amour qui fait que nous nous occupons de Dieu tout doucement. Comment en effet ne serait-ce pas la suprême douceur ? Je vous laisse ces trois mots à méditer. » (La vie contemplative)
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