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Vie d’Henri Charlier (1883 - 1975)
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Nous donnons sur cette page un résumé de la Vie d'Henri CHARLIER. Sa biographie complète est parue aux éditions Terra Mare. Nous mettons également à votre disposition une chronologie exhaustive (Chronologie (pdf))
Origines familiales Une ascendance paysanne anticléricale Henri Charlier est né le 18 avril 1883 à Paris dans le quartier Montmartre. Il fut l’aîné des trois enfants de Charles et Berthe Charlier, qui eurent après lui un second fils, André, et une fille, Lucie. Ses parents s’étaient mariés en 1882, mais ils étaient cousins issus de germains, et selon les lois canoniques de l’Église en vigueur à la fin du dix-neuvième siècle ce degré de consanguinité était un empêchement au mariage religieux. Mais Charles Charlier étant un ennemi de la religion catholique, il ne fut point question de demander à l’Église la dispense nécessaire pour le mariage religieux : les parents d’Henri Charlier se marièrent civilement, et aucun de leurs trois enfants ne fut baptisé après la naissance.
L’héritage des « vertus chrétiennes débaptisées » Tel était le milieu familial dans lequel fut élevé Henri Charlier. Jusqu’en 1906 son existence se passa à Paris chez son père, qui habitait dans le quartier des Ternes, dans le XVIIe arrondissement, non loin de Neuilly. Durant les vacances, il allait à Cheny chez ses grands-parents maternels, les aidant et prenant goût aux travaux de la ferme et à la culture de la vigne. Mais cet anticléricalisme avait laissé intact chez les parents Charlier et les grands-parents Bidet l'exercice des vertus naturelles et même chrétiennes. La formation morale des enfants Charlier, écrit Henri « était simplement celle des vertus chrétiennes débaptisées. Car les parents les pratiquaient sans savoir d’où ils les tenaient. » (Le secret d'une vie) Charles Charlier était lettré, il lisait les grands auteurs de la littérature à ses enfants, en particulier les grecs qu'il semble avoir préféré, mais aussi Corneille qu'il pouvait comprendre à travers les Cahiers de la Quinzaine de Péguy auquel il s'était abonné. A Cheny, Henri reçut de ses grands-parents cette formation paysanne qui est la meilleure de toutes pour apprendre à penser correctement, par la soumission au réel qu'impose le contact permanent avec la nature des choses.
Henri Charlier peintre à Paris (1901 – 1919) Naissance de la vocation artistique L’éclosion de la vocation artistique d’Henri Charlier et sa conversion catholicisme se firent donc à contre-courant des idées matérialistes et anticléricales de toute sa famille. Ces deux événements, bien que relevant de deux ordres bien distincts puisque les arts usent de techniques naturelles tandis que la foi est surnaturelle, demeurent intimement liés dans l’évolution personnelle du jeune homme. Ses réflexions de lycéen (il était élève à Janson de Sailly) partaient de l’observation des œuvres d’art qu’il lui était donné d’admirer dans Paris. Lui-même s’en est expliqué : « J’ai gardé un souvenir reconnaissant de tous mes maîtres du lycée. Je dis bien : de tous. Tous m’ont appris quelque chose, tous avaient envie de nous apprendre à penser. Je ne dis pas que, même en ce temps, je pensais comme eux. Lorsqu’après une leçon sur cette triste époque du moyen âge et sur son ignorance générale, je passais devant Notre-Dame, je riais en dedans et me disais en pensant à mon “prof” : Fais-en autant. » (Culture, école, métier) Pourtant lorsqu’il fut reçu au baccalauréat, en 1900, malgré ces solides convictions et son attrait pour l’art il accepta d’entrer en Faculté de Droit, pour obéir au vœu de son père. Mais au bout d’une année d’études seulement, il abandonna cette voie et s'engagea dans celle de l’art où était sa vraie vocation. Ce changement d'orientation, qui surprit son père et que ses grands-parents maternels ne lui pardonnèrent jamais, répondait à un profond attrait de jeunesse. Ses premières œuvres (dessins, peintures à l'huile) datent de l'âge de 14-15 ans, et au moment où il quitta la Faculté de Droit, il avait déjà exécuté une série de paysages au lavis : toutes ces œuvres de jeunesse révèlent ses qualités de dessinateur et de peintre.
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De l'atelier de Jean-Paul Laurens à celui d'Auguste Rodin (1902 – 1915) En 1902, Charlier entra dans l’atelier de Jean-Paul Laurens, ignorant que celui-ci était considéré alors comme l’opposant naturel de l’Ecole des Beaux-Arts. Mais il en sortit un an plus tard, sans doute parce qu'il vit qu'il n'avait pas grand chose à y apprendre, comme le laissent entendre ces souvenirs laconiques : « Au bout d’un an je me suis échappé de cet antre, où le maître était très bon et les élèves point si sots, car on y répétait la scie que voici : “Pan, pan, pan. — Qui est là ? — C’est moi Jean-Paul Laurens. — Que voulez-vous ? dit le Sultan. — Je veux un tonneau de bitume pour faire des chairs transparentes. — Ce n’est pas vrai”, dit le Sultan, et il lui fit couper la tête. A quelque temps de là : “Pan, pan, pan. Qui est là ?” Et la scie continuait, en passant à deux, puis trois tonneaux, et ainsi de suite. » Il s'inscrivit alors à l'Académie Colarossi et loua un atelier à la Ruche, dont Alfred Boucher était le propriétaire. En même temps, il se vit confier en 1904 un poste de professeur suppléant dans les écoles de Paris, qu'il garda jusqu'en 1914. Durant ces dix années de recherches plastiques, Charlier travailla à retrouver la forme et la couleur, ainsi que l'art du trait, qui avaient été perdus depuis le XVIe siècle. Il fut encouragé dans ses travaux par la découverte des Primitifs, des œuvres de Cézanne, et enfin des tableaux de Gauguin qu'il vit pour la première fois en 1910 chez un ami de ce dernier. A cinq reprises, entre 1908 et 1922, Henri Charlier exposa des peintures et des dessins au Salon des Artistes indépendants. Signalons, parmi les plus belles oeuvres exposées, en 1911 : L'Enfant blessé (portrait, huile sur bois), et en 1913 : l'huile sur toile de grande taille Chaste Suzanne (150 x 95 cm). En 1912, Charlier offrit ses services de fresquiste à Rodin, à qui l’État avait confié la décoration de la chapelle de l’ancien séminaire de la place Saint-Sulpice. Charlier lui-même le raconte dans un écrit autobiograhique : « C’est comme peintre qu’il (Charlier) eut affaire à Rodin. Son propriétaire, le sculpteur Boucher, lui avait dit: "Rodin cherche un fresquiste, allez donc le trouver."» Il s’agissait de peindre des fresques autour de la célèbre Porte de l’Enfer de Rodin, qui devait prendre place — dans un projet initial — au fond de la chapelle Saint Sulpice attribuée aux Beaux-Arts. Rodin accepta de collaborer avec Henri Charlier et lui confia ce travail de peinture. Celui-ci continue : « Henri Charlier était alors maître de son dessin et en possession du vrai métier de la peinture. Il convenait parfaitement à Rodin, qui était en outre très simple. Les rapports entre le jeune-homme et le vieillard furent rapidement confiants et cordiaux. Rodin donnait à agrandir et à rectifier quelques-uns de ces dessins qu’il faisait sans regarder le papier. Charlier peignait avec eux une fresque de dimensions petite nature, facilement transportable. » Cette collaboration eut lieu de la fin de 1912 jusqu’à la mobilisation de Charlier. En effet, après la déclaration de guerre, celui-ci s'était engagé (il avait été réformé), et son départ au front eu lieu dans les premiers mois de 1915. Lors de sa première permission en juillet 1915, Charlier retourna voir Rodin chez lui à Meudon, dans sa “Villa des Brillants”, et finalement le bandeau de fresque destiné à entourer la Porte de l'Enfer ne fut point achevé car Rodin mourut en 1917. Mais il est avéré que plusieurs panneaux de fresque peints par Charlier à partir des dessins de Rodin, ont bel et bien été réalisés. Ces fresques sont conservées au Musée Rodin de Paris. De cette collaboration entre les deux artistes, les archives du Musée Rodin conservent aussi deux lettres de Charlier à Rodin datées de juillet et octobre 1912, et une note portant le prix d'exécution de quatre fresques. Pour plus de renseignements sur ce sujet on peut s'adresser au Musée Rodin, que nous remercions de son très aimable concours pour ce qui regarde cette partie de la Vie de Charlier. Ajoutons pour finir qu'en 1914, Henri Charlier s’était agrégé au groupe d’artistes chrétiens de la Société de Saint-Jean au titre de peintre-fresquiste.
Mariage et conversion Durant les vacances passées en Bourgogne à Cheny, chez ses grands-parents maternels Henri avait fait la connaissance d'une jeune-fille, de cinq ans son aînée, Emilie Boudard. Il la retrouva ensuite à Paris où elle vint préparer l'Ecole Normale Supérieure, et fut même reçue première à Sèvres. Il est difficile de déterminer avec exactitude en quelle année les deux jeunes gens se fiancèrent.
A l’époque de sa conversion, Henri fréquenta assidûment le monastère des Bénédictines de la rue Monsieur, où venaient déjà beaucoup de nouveaux convertis. Il s’y lia avec les pères bénédictins Dom Poitevin et Dom Besse et fut très rapidement reçu comme oblat séculier de cet ordre religieux. Il faisait partie de la chorale Sainte-Cécile groupée autour du monastère, et se familiarisa ainsi avec la musique grégorienne qui allait devenir plus tard pour lui, enseignant le chant grégorien aux villageois de sa paroisse, un art de prédilection. On peut penser aussi que c’est à la rue Monsieur qu’il connut l’œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance et le monastère bénédictin olivétain fondé par le Père Emmanuel au Mesnil-Saint-Loup (Aube), où il se rendra ensuite régulièrement avant de venir s’installer définitivement au Mesnil. En 1915, Henri s’engagea alors comme volontaire pour la guerre, car il avait été réformé. Il fut mobilisé comme infirmier. Après ses classes militaires, il fut dirigé vers un cantonnement à Épernay, où il soignait les blessés de guerre. Il s’y était aménagé un atelier au fond d’un réduit quelconque, où il pouvait s’adonner à la peinture durant ses temps libres. Il mit aussi ces temps à profit pour s’essayer à la sculpture en taille directe. A l’occasion d’une permission, il rendit visite à Rodin malade, et c’est là qu’il le vit pour la dernière fois. Au mois de mars 1916 il fut muté à la sixième section d’infirmiers de l’Hospice mixte de Commercy (Meuse). Dans le courant de cette année 1916, il exposa un bas-relief peint à l’Exposition d’Arts liturgiques du Pavillon de Marsan au Louvre. Ce bas-relief plut à l’architecte Maurice Storez, qui l’acheta, et offrit à Charlier d’entrer comme membre fondateur d’une société d’artistes et d’architectes chrétiens qu’il désirait créer. Charlier accepta, et c’est ainsi qu’il se mit à la sculpture, car Storez le voulait comme sculpteur. Sur l’événement de sa conversion, Henri Charlier n’a absolument rien dit de son vivant, même à sa famille ou à ses proches. La seule personne qui s’avisa un jour de lui en demander le récit en fut pour ses frais. Il s’agit du philosophe Jacques Maritain, qui venait de temps en temps en visite au Mesnil Saint-Loup. Un jour où il était resté à déjeuner, au cours du repas Maritain demanda à Charlier d’écrire l’histoire de sa conversion. « Ce ne sera pas difficile, répondit Charlier » en prenant un bout de papier. Il écrivit sur le champ cette unique phrase : « Ma conversion est une grâce imméritée de la Toute Puissance divine », et il tendit le papier à Maritain en disant : « Tenez, voilà. » Et nous ne saurions rien de plus sur cet événement capital dans la vie de Charlier, si ses nièces n’avaient retrouvé après sa mort deux brouillons de lettres écrites durant ses temps de garde au cours de la première guerre, l'une destinée à son père, l'autre à une amie d'Emilie. Ces lettres font preuve que la conversion de Charlier fut le fruit d'une démarche tout uniment artistique et spirituelle. Car il est impossible de séparer dans l’œuvre de la conversion ce qui est de l’homme et ce qui est de la grâce. La peinture aura été pour Henri Charlier un lieu privilégié de cette démarche, et ses œuvres peintes à cette époque en demeureront le témoin pour les générations futures.
Henri Charlier sculpteur (1919 – 1975) Les débuts de la sculpture à Cheny (1919 – 1925) Henri Charlier fut démobilisé au mois de mars 1919. Aux environs de Pâques, Henri et Émilie quittèrent alors Paris et vinrent s’installer à Cheny. Il y avait à ce départ une raison familiale d’abord : les grands parents Bidet étaient morts tous les deux, mais André Charlier qui se destinait à reprendre la ferme avait été grièvement blessé à la guerre et avait besoin d’une longue convalescence. La propriété était donc sans fermier pour cultiver la terre et les vignes. Henri décida d’assumer cette charge en attendant que son frère soit guéri, et Émilie le suivit, abandonnant la vie parisienne et ses amitiés littéraires avec grand regret et même avec des larmes. Mais Charlier avait aussi des raisons artistiques de s’éloigner de Paris où s'était déroulée toute sa jeunesse : au retour de la première guerre, il constata que l’art catholique avait laissé passer l’occasion providentielle de se renouveler en mettant ses pas dans la réforme engagée par ces grands artistes qu’avaient été Rodin, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, et il vit que les marchands de tableaux avaient réussi à s’emparer de la direction de l’art, écartant les vrais artistes pour mettre à leur place des fumistes qui se jouent d'un public ignorant, ceux que Charlier appelait les « métèques » de l’art. Voyant cela, il comprit qu’il ne servirait à rien de chercher à convaincre le public et les milieux artistiques par des raisonnements et des discours, et qu’il avait mieux à faire : produire une œuvre, qu’il voulut dans le prolongement et comme le complément de celle engagée par ses devanciers.
En moins de six années de sculpture, Charlier avait déjà réalisé trois de ses plus grands chefs d’œuvres. Dans le même temps, en 1917 Maurice Storez avait créé la confrérie d’artistes chrétiens à laquelle il songeait l’année précédente lorsqu’il avait offert à Charlier d'en faire partie en tant que sculpteur. Storez se lia personnellement avec Charlier, et lui demanda d’être le parrain de sa fille Annette. La confrérie ainsi fondée s’appela l’Arche. En firent partie des personnalités comme les architectes Jacques Droz puis Dom Bellot, la peintre Valentine Reyre, la brodeuse Sabine Desvallières. Le sculpteur Fernand Py y fut aussi admis peu après, non sans avoir été préalablement examiné par le conseil de l’Arche. Il connaissait Henri Charlier depuis 1912, partageait son choix de la taille directe en sculpture, et vint travailler dans son atelier de Cheny à partir de 1919 jusqu’en 1923, assistant ainsi à la création des premières grandes œuvres de Charlier. Celui-ci avait aussi à Cheny un autre élève sculpteur, Charles Jacob, qui le suivit lors de l’installation au Mesnil-Saint-Loup.
L’amitié d’Henri Charlier avec l’architecte Dom Paul Bellot remonte aux premières années de l’Arche. Elle dura jusqu’à la mort de Dom Bellot en 1944, et fut le lieu d’une intense collaboration entre les deux artistes. Les abbayes de Solesmes, Wisques (France), l'Oratoire Saint-Joseph de Montréal, et l'abbaye de Saint-Benoît du Lac (Canada) et d’Oosterhout (Hollande), le monastère des bénédictines de Vanves, celui de Wépion-sur-Meuse (Belgique), les églises de Besoyen (Hollande), d’Audincourt, de Notre-Dame des Trévois à Troyes, qui doivent leur architecture à Dom Bellot, firent appel à Henri Charlier pour des sculptures destinées à la décoration ou au culte. C'est aussi à cette époque, en 1922 exactement, que Charlier rencontra pour la première fois le musicien Claude Duboscq, en qui il discerna un artiste digne de poursuivre la réforme musicale engagée en France par Erik Satie et Claude Debussy, et qu’il confirma dans son dessein de faire de la musique religieuse. Une amitié naquit entre les deux hommes, qui dura jusqu’à la disparition de Claude Duboscq. Les grands monuments aux morts sculptés dans l’atelier de Cheny firent immédiatement classer Charlier au rang de l’un des plus grands sculpteurs de notre temps par les vrais connaisseurs en art plastique. Mais ces louanges n'atteignaient point le sculpteur qui était venu s’installer dans la maison familiale, laissée vide par la mort des grands parents Bidet, pour entretenir la ferme et cultiver la vigne en attendant que son jeune frère fût remis de ses blessures de guerre et pût reprendre la propriété. Les travaux de sculpture alternaient donc avec ceux d'agriculture pour Henri, tandis qu’André passait sa convalescence entre lui et Émilie. Puis, en 1924 Charles Charlier mourut, et André se maria. Voyant que son frère ne reprendrait pas la ferme familiale, Henri décida alors de quitter Cheny pour aller vivre au Mesnil-Saint-Loup, « dans l’espoir de m’y convertir » expliquera-t-il quelques trente années plus tard.
Cinquante ans de sculpture au Mesnil-Saint-Loup (1925 – 1975) Au cours des cinq ans passés à Cheny, Henri Charlier était allé plusieurs fois au Mesnil-Saint-Loup, petit village de l'Aube situé non loin de Troyes qui avait été converti au dix-neuvième siècle par son curé, le Père Emmanuel. Henri connaissait le Père Maréchaux, successeur du Père Emmanuel à la tête du petit monastère bénédictin que celui-ci avait fondé au sein même de la paroisse. Ce déménagement répondait chez Charlier à la même intention qui l’avait déjà poussé, après son baptême, à demander l’oblature bénédictine au monastère de la rue Monsieur à Paris. Le dessein d’Henri Charlier en s’installant au Mesnil-Saint-Loup était de maintenir l’œuvre du Père Emmanuel, en travaillant à sa propre conversion au sein de cette paroisse exceptionnelle et en s’agrégeant comme oblat séculier à la famille des bénédictins olivétains de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Émilie y voyait aussi une nécessité pour son mari, qui avait toujours manifesté dès sa jeunesse besoin de calme et de silence. Son art, en particulier, requérait ce silence pour pouvoir répondre aux exigences de sa conception esthétique : « Une œuvre d’art est une contemplation de l’œuvre de Dieu dans le mystère de la foi. » (L’art et la pensée) D’où cette vie retirée dans un petit village de Champagne, et ces heures de travail à l’atelier de sculpture installé dans une grange un peu à l’écart de la maison d’habitation. Mais il tomba gravement malade de la typhoïde en 1928, à un moment où il semble que Charles Jacob ne venait plus travailler dans son atelier. Il guérit après une longue convalescence, et en 1930 arriva un nouvel élève, Bernard Bouts qui allait rester jusqu'en 1940.
Outre les cinq sculptures monumentales destinées à cette église, Charlier travailla dans le même temps aux chantiers suivants : – entre 1932 et 1934, les chapiteaux et les corbeaux polychromes de l’église Saint-Claude la Colombière à Paray-le-Monial (il fallut donc qu’il se rende sur place), – en 1933 : la peinture d’une fresque sur les encycliques sociales, dans l’église du Saint-Esprit à Paris (donc un voyage à l’extérieur), le gisant de Dom Géranguer pour l’abbaye de Solesmes et la Vierge Stella Maris pour l’abbaye Saint-André de Lophem à Bruges (Belgique), – en 1934 : le maître-autel et la statue du Sacré-Cœur pour la chapelle du Séminaire de Voreppe, – en 1936 : la croix tombale de Charles Péguy, le monumental Sacré-Cœur en majesté de l’église du Saint-Esprit à Anvers (Belgique), un bas-relief de sainte Jeanne d’Arc pour la chapelle du château de Clairoix, et une Vierge en bois polychrome, – en 1937, le Crucifix de l’église du Prieuré Saint Benoît de l’Haÿ-les-Roses, la Vierge à l’Enfant de l’église du Saint-Esprit à Anvers, – en 1938 le saint Stanislas Kotska de l’école Saint-Stanislas de Nantes, la Vierge à l’Enfant de la façade de l'église Notre-Dame des Trévois à Troyes ainsi que le Crucifix de l’autel, le bas-relief du Christ Ressuscitant pour le tombeau de la famille Honnet dans le cimetière de Troyes, et un saint Joseph pour l’église du Sacré-Cœur de Dijon.
Retour au Mesnil-Saint-Loup après guerre : les œuvres de la maîtrise En 1943, les époux Charlier revinrent au Mesnil-Saint-Loup, et reprirent la vie où il l'avaient laissée avant la guerre. Tous deux étaient sexagénaires, mais la carrière artistique d'Henri était loin de toucher à sa fin : il avait devant lui encore beaucoup d'œuvres à réaliser, dont ses chantiers les plus importants. Les trois grands ensembles sculpturaux qui se succédèrent après la deuxième guerre mondiale, celui de La Bourboule (1942-1952), l’Oratoire Saint-Joseph au Canada (1953-1959), et Notre-Dame de Lumière à Troyes (1964-1967) furent en effet des périodes d’intense activité pour Henri Charlier. Et c’est au cours de ces trente cinq années que son style sculptural est parvenu à son apogée, en particulier avec la Vierge Rosa Mystica (1951), et avec le Calvaire, le maître-autel et les Apôtres de l’Oratoire Saint-Joseph.
Il faut ajouter à cette production plastique éminente en qualité et sans équivalent dans l'histoire de la sculpture contemporaine de nombreux livres et articles publiés par Charlier. Nous donnons une brève notice des plus importants d'entre eux dans la page de ce site consacrée aux Ecrits. Notons seulement ici les titres des plus importants : Culture, école, métier, Le martyre de l'art, Le chant grégorien, L'art et la pensée. Henri Charlier entretenait des relations d'amitié avec Marie Noël, bourguignonne comme lui, qui vivait à Auxerre. Ils entretenaient une correspondance, alimentée de la part de Charlier par des photographies des dernières œuvres qu'il venait de sculpter. Marie Noël, après un séjour qu'elle fit chez les Charlier dans les années 50, confia à Raymond Escholier que leur foyer était un lieu où soufflait l'Esprit. C'était aussi un lieu où l'on venait de très loin, et de toutes origines, pour rencontrer le maître à penser qu'était Henri Charlier : artistes, penseurs, écrivains, religieux, hommes de métier, se rendaient en visite au Mesnil pour consulter Charlier sur les sujets les plus divers : les arts, la musique, le grégorien, la spiritualité, la politique, l'éducation, la vie sociale et professionnelle, étaient autant de sujets sur lesquels on trouvait toujours du profit à conférer avec Charlier. Dernières années En 1971, Henri Charlier eut deux deuils familiaux. Son frère André mourut le 8 août, et fut enterré au Mesnil. Puis ce fut le tour de sa femme Emilie, qui mourut le 14 octobre, aux premières vêpres de sainte Thérèse d'Avila (sa patronne d'oblature bénédictine), après qu'Henri lui eut chanté le chant Ubi caritas et amor qui accompagne le lavement des pieds du Jeudi Saint. Ils n'avaient pas eu d'enfants  — ce fut sans doute une croix pour tous les deux —, et Henri Charlier vécut alors seul dans sa maison, livrant en 1972 sa dernière statue et publiant son dernier grand livre L'art et la pensée : il avait 89 ans. Il continua à travailler intellectuellement jusqu'à sa mort, laissant à son éditeur le soin de publier un album de ses œuvres qu'il avait mis en train, ayant lui-même choisi les planches et écrit le texte. Il conserva jusqu'au dernier jour sa lucidité d'esprit.
Henri Charlier est mort le 24 décembre 1975 aux premières vêpres de Noël, après avoir reçu les derniers sacrements, répondu aux prières des agonisants et demandé qu'on lui chante l'Ubi caritas et amor comme lui-même l'avait chanté à sa femme. Il est enterré au cimetière de Mesnil-Saint-Loup, sous la stèle sculptée par lui-même : une statue de Notre-Dame de la Sainte-Espérance qui tourne ses regards vers le ciel en relevant le voile qui couvre sa tête, image de l'Espérance du Ciel qui détache notre cœur des choses de la terre pour les tourner vers les réalités d'En Haut. C'est le testament d'Henri Charlier, et la leçon qu'il nous invite à vivre comme lui même l'a vécue. François Laignier
Henri Charlier au travail : sculpture d’un Apôtre de l’Oratoire Saint-Joseph de Montréal (Canada)
Les douze Apôtres de l'Oratoire Saint-Joseph sont des pièces uniques dans l'art de Charlier, analogues aux statues moai de l'île de Pâques, pour ce qui est de l'expression du mystère de l'homme. Par la forme plastique, ces apôtres se rangent aux côtés des figures égyptiennes du treizième siècle avant notre ère et des Bodhisattva chinois, mais l'apport de la foi à cet esprit sculptural les rend encore plus proches de l'art médiéval: les Apôtres de Charlier sont les “frères puînés” des figures sculptées sur les portails de la cathédrale de Chartres. La tête du Christ sur le bas-relief du maître autel de l’oratoire qui figure l’Ensevelissement au Tombeau, est la plus belle représentation de tête du Christ mort depuis celle de la Pietà d’Avignon. Quant à la fresque de saint Gilles qui se trouve à la maison mère des Oblates de Saint François de Sales à Troyes, elle est le pendant dans le langage plastique de ce “climat de la grâce” qui illumine les premiers quatrains de l'Ève de Péguy (on y retrouve même une source et une biche).
La Vierge Rosa Mystica n'a pas d'équivalent dans l'histoire de la sculpture : forme plastique et vie mystique s'unissent de façon unique dans cette statue, et en font le modèle achevé de la définition de l'œuvre d'art donnée par Charlier lui-même, que nous citions plus haut : une contemplation de l'œuvre de Dieu dans le mystère de la foi. La Vierge du Calvaire de Montréal, plus simple du point de vue de la forme, est aussi l'une des plus expressives sur le plan spirituel. Elle illustre plastiquement ces lignes de Charlier sur la participation de Marie au mystère de la Croix : « La Sainte Vierge était au pied de la Croix, dans tout l’éclat de la charité parfaite ; elle rayonnait d’amour, elle exultait dans l’union à Dieu, et les mérites de son Fils la faisaient coopérer au rachat des membres du Christ. » (Les propos de Minimus).
Henri et Emilie Charlier en 1953, période de la sculpture du maître autel de l’oratoire Saint Joseph de Montréal.
Les Charlier et les Pourrat étaient amis depuis les années 1930. Ils se retrouvaient durant les vacances qu'Henri et Emilie venaient passer régulièrement dans un abri à pèlerins, près du sanctuaire de Notre-Dame de Vassivière, à Besse-en-Chandesse. Le lien entre les deux ménages était à la fois d’amitié chrétienne et littéraire. Henri Charlier était le parrain d’Annette Pourrat. Il illustra des ouvrages d’Henri Pourrat et tous deux écrivirent ensemble dans des ouvrages communs sur les villages d'Auvergne. Enfin, relatant dans ses livres Le secret des compagnons et Le blé de Noël une visite qu’il avait faite aux Charlier à Vassivière dans leur logis de fortune perdu dans la montagne, Pourrat a dressé deux portraits d’Henri qui voient clair dans la pensée et la personnalité du sculpteur : «Notre ami dit deux mots de sa vie en ce lieu sauvage, il appuie ses malices, ses histoires d’un regard bien jeté sur ses hôtes, puis qui se relève, qui va plus outre, toujours en quête de visions et de vérités (…) Henri Charlier nous parle de Rodin examinant les dessins qu'il avait à l'atelier, parce qu'il attendait la visite d'un marchand. « De temps en temps il s'arrêtait, il en regardait un : “Ah, en voilà un bon…” Du reste, il les vendait tous. » Henri Charlier parle de l'intensité de la couleur, qu'ont aujourd'hui tel ou tel, un Matisse, d'autres ; mais la forme ? « Et la forme de l'être est plus vraie que la couleur. » (…) Il y a un sens de la forme : celui qu'on eu les Egyptiens, les grecs, le Chinois, ceux de Ravenne, tout le moyen âge, Giotto, Michel Ange. Ce sens a été égaré par Raphaël, confondu par Poussin avec la pureté des lignes, cherché par Ingres, retrouvé par Puvis — encore faiblard, Puvis, — par Rodin, par Gauguin, surtout. (…) L'art chrétien, pour Henri Charlier, si je le comprends bien à travers les sautes et les mouvements obliques d'une conversation, c'est l'art devenu lucide, celui de l'expression par la forme. » (Le secret des compagnons).
Ils vécurent ainsi jusqu’en 1943, logeant dans une maison sans confort, dans un pays enneigé durant l’hiver. Henri Charlier reprit ses séances de chant grégorien aux enfants du village, et les paysages d’Auvergne ont inspiré les plus belles de ses aquarelles de montagne ou de “portraits d’arbres”. Il installa son atelier de sculpture dans une grange, exécuta plusieurs statues, et en 1942 il commença avec les chapiteaux de la nef le grand ensemble de sculptures monumentales dans l'église de La Bourboule, dont le chantier allait durer jusqu'en 1952. Il y fut aidé par la collaboration de Philippe Kæpplin.
En juin 1940, au moment de la débâcle de l’armée française, Henri et Émilie Charlier durent quitter le Mesnil et partir en exode avec leurs trois nièces (filles d'André Charlier). Ils se réfugièrent en Auvergne dans la vallée de Laga, au village de Longechaud, près d’Ambert où vivaient leurs amis Henri et Marie Pourrat.
Henri Charlier sculptant dans son atelier de Longechaud, en 1940
C’est ainsi que la grange de Cheny se transforma en atelier de sculpture, qui ouvrit sa production dès 1919 par une statue monumentale (3,2 mètres de haut) de sainte Ménehould, pour le village de la Marne qui porte son nom. De l’atelier de Cheny sortirent ainsi une quinzaine de sculptures monumentales en pierre, dont les plus célèbres sont la Jeanne d’Arc en bergère de Villers-devant-Mouzon (Meuse), qui eut un grand succès à l’exposition du Salon d’Automne de 1922 et valut à Charlier d’être nommé sociétaire de ce Salon, la Pleureuse du monument aux morts d’Onesse-Laharie (Landes) qui fit dire à Maurice Denis qu’Henri Charlier est « une sorte de Maillol chrétien », et le très bel Ange de l’Apocalypse d’Acy (Aisne) exposé en 1924 au Salon des Tuileries.
Atelier de Cheny — Henri Charlier (à droite avec des lunettes) avec son élève Charles Jacob. Les statues allongées sont L'Ange de l'Apocalypse (Acy) et la Vierge du Dolmen (Abbaye de la Pierre-qui-vire).
Émilie Charlier, malgré son abandon de la foi, allait être sans le vouloir l’intermédiaire entre son mari et un groupe de nouveaux convertis qui se retrouvaient chaque semaine au 149 rue de Rennes chez la grande amie de Péguy, Madame Favre, mère de Jacques Maritain et de Jeanne Garnier-Maritain. Cette dernière devint en effet l’amie d’Émilie, qui songeait à se tourner vers une carrière littéraire, et elle voulut l’introduire auprès de Péguy. C’est ainsi qu’Émilie eut bientôt sa place dans le salon de Madame Favre chaque jeudi, où se retrouvaient Charles Péguy, Ernest Psichari, Jacques Maritain, Maurice Reclus. Puis, à partir de 1911 elle fut invitée par Péguy à venir le retrouver aux Cahiers, rue de la Sorbonne, pour des entretiens plus intimes au cours desquels se resserra leur amitié. Cependant, pour elle, il n'était pas encore question de suivre Péguy sur le chemin de la foi.
Nous savons seulement qu’Émilie se rendait déjà en visite chez Charles Charlier à l’époque de la mort de sa femme, donc à partir de 1902, ce qui laisse supposer des relations déjà intimes avec Henri. Émilie avait 24 ans, mais Henri n’avait encore que 19 ans et vivait toujours dans l’appartement de son père. Il y eut entre eux un véritable amour, et il resta de leur temps de fiançailles une abondante correspondance retrouvée après la mort d’Henri. Ils se marièrent le 25 août 1906, mais Emilie avait perdu la foi (elle était baptisée), et Henri n'était pas encore converti : leur mariage fut donc un mariage civil, comme l'avait été celui des parents d'Henri. Henri avait 23 ans et Émilie 28. Le jeune ménage s’installa au 14 rue de l’Yvette, dans le XVIe arrondissement de Paris, entre Passy et la porte d’Auteuil. Ils louaient un appartement, qu’ils occupèrent jusqu’en 1919.
Henri Charlier à l’époque de son mariage civil (1906)
La mère d'Henri, Berthe Charlier, mourut en 1902 (il avait 19 ans), et le lien avec le monde rural de Cheny, petit village de Bourgogne dont elle était issue, se fit par les grands-parents maternels, Clovis et Ferdinande Bidet, catholiques ayant eux aussi renié toute croyance et pratique religieuse, et tournant en ridicule le catholicisme. Ils partageaient donc l'anticléricalisme de leur gendre Charles Charlier, et avaient comme lui une conception entièrement matérialiste de la vie.
Aussi bien du côté du père que de la mère d’Henri Charlier, l’ascendance était d’origine rurale et paysanne. Mais Charles Charlier avait réussi à sortir du monde rural et à obtenir une “belle situation” : il était Directeur du personnel à la Préfecture de la Seine (qui au dix-neuvième siècle regroupait plusieurs de nos départements actuels : Paris, les Hauts de Seine, Seine Saint-Denis et le Val de Marne). Il est vraisemblable qu'il obtint cette place de ses relations dans la franc-maçonnerie, où il avait une position influente : il était Vénérable (maître) de la Loge des Droits de l’Homme, sous l’obédience du Grand Orient de France, dont il défendait farouchement l'athéisme radical et se faisait fort de l'inculquer à ses enfants. Il était ennemi de l'Eglise catholique et de sa religion, qu'il tournait en dérision.
Cheny (1897-1899) — De gauche à droite : Berthe et Charles Charlier, André et Henri, une amie, et le grand-père Clovis Bidet.
Charles Charlier (1857 - 1925)
Détail du bas relief du maître-autel de l’oratoire Saint Joseph de Montréal
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Sommaire : I Origines familiales - Une ascendance paysanne anticléricale - L’héritage des « vertus chrétiennes débaptisées » II Henri Charlier peintre à Paris (1901 – 1919) - Naissance de la vocation artistique - De l’atelier de Jean-Paul Laurens à celui d’Auguste Rodin (1902 – 1915) - Mariage et conversion III Henri Charlier sculpteur (1919 – 1975) - Les débuts de la sculpture à Cheny (1919 – 1925) - Cinquante ans de sculpture au Mesnil-Saint-Loup (1925 – 1975) - Exode en Auvergne : achèvement de l’enquête plastique en peinture (1940–1943) - Retour au Mesnil-Saint-Loup : les œuvres de la maîtrise IV Dernières années
Emilie Boudard au moment de son mariage civil (1906)
Mais moins de deux ans après, il arriva ce qu'Emilie n'avait pas prévu : ce fut son mari qui se convertit. Très probablement dans le courant du deuxième trimestre de l’année 1913, Henri annonça à Emilie qu'il allait suivre une retraite et recevoir le baptême. Nous ne connaissons ni le lieu de la retraite (peut-être au monastère de la rue Monsieur), ni la date exacte du baptême. Nous savons seulement que Charlier voulut que le mariage religieux avec son épouse soit célébré le jour même. Émilie accepta, bien qu’elle ne fût pas encore convertie et ne comprenait pas la démarche de son mari. Henri Charlier avait 29 ans. Aussitôt après son baptême il s'abonna aux Cahiers de la Quinzaine, et le lendemain écrivit à Péguy pour lui annoncer sa conversion et lui exprimer son désir de travailler comme peintre dans le même sens que lui œuvrait déjà aux Cahiers et dans sa poésie. Leur amitié se resserra encore au début de 1914 après la parution d'Eve, la dernière œuvre poétique de Péguy, car celui-ci ne reçut de compliments que de quatre personnes en tout et pour tout : les époux Charlier, Lotte, et René Salomé. Et le plus enthousiaste d'entre eux fut Henri Charlier. Il courut même aux Cahiers faire à Péguy cet éloge qui l'impressionna vivement et qu'il rapporta à Madame Favre : « Quand on a fait une œuvre pareille, on peut mourir. » Quelques jours plus tard, Émilie Charlier eut le commentaire de Péguy sur ce compliment de son mari : « “Vous savez, vous savez ce qu'il [Henri Charlier] a trouvé le moyen de me dire !” et il ajoutait : “C'est pourtant le seul qui m'ait compris.”»
Retour d'amitié, ce fut alors Péguy qui reprit la proposition que Charlier lui avait faite l'année précédente d'aller ensemble en pèlerinage à Chartres, projet dont la déclaration de guerre et la mort de Péguy empêchèrent la réalisation. Mais Henri Charlier put sceller leur amitié en sculptant la croix tombale de Péguy qui se trouve aujourd'hui à Villeroy, au lieu même où il tomba lors de la bataille de la Marne.
Charles Péguy. À propos de son poème Ève, Péguy eut ce mot sur Henri Charlier : «C'est le seul qui m'ait compris. »
Croix tombale de Charles Péguy à Villeroy, œuvre d’Henri Charlier.
L'année suivant son retour en France, sur la demande de personnalités canadiennes, il profita d'un pélerinage à Domrémy en mars 1938 pour écrire sa Lettre aux jeunes Canadiens dont l'actualité demeure aujourd’hui. Ajoutons encore qu’Henri Charlier avait plusieurs élèves : Bouts fut bientôt rejoint par François Robert, et en 1938 arriva aussi du Canada le jeune artiste Marius Plamondon. En outre Charlier donnait chaque jour des leçons de chant aux enfants de l’école du Mesnil, il tenait l'orgue de la paroisse et avait fondé un orchestre parmi les gens du village. Il continuait bien sûr à peindre (peintures à l’huile, aquarelles) et dirigeait un atelier de broderie-chasublerie pour la confection d’ornements liturgiques. Vers 1936-1938 il créa même un atelier de vitrail qu’il installa à son domicile. On reste stupéfait devant une activité aussi intense, menée à une époque où les communications n’étaient pas développées comme aujourd’hui, où l'on se rendait au Canada par bateau en non en avion, et où l’acheminent des matériaux pour la sculpture se faisait beaucoup plus difficilement.
En considérant que chaque chapiteau de Paray-le-Monial constitue à lui seul une sculpture à part, nous dénombrons donc une quarantaine de sculptures monumentales en pierre (excepté cinq en bois) exécutées en l’espace de six années seulement. En outre, il faut ajouter beaucoup d’autres activités à cette liste déjà impressionnante : des conférences à Paris, rue de Babylone, chez une amie, la Baronne Cochin, qui tenait un cercle littéraire où Charlier intervenait (ainsi par exemple en Janvier 1932), en 1934 la publication dans le Bulletin des Missions de l’abbaye Saint-André de Bruges de l’article long et très documenté, Art et missions, dont Claudel fit l’éloge dans ses Positions et propositions ; de 1935 à 1938 plusieurs autres articles dans différentes revues (l’Art Sacré, l’Artisan liturgique, Echanges et Recherches, Revue agricole et rurale…) dont un en juillet 1935 rendant compte de l’exposition d’Art Italien que Charlier était allé visiter à Paris ; à l’automne 1935 une tournée de concerts de musique de Claude Duboscq en Belgique, organisée par Henri Charlier avec la cantatrice Jane Bathori (qui avait chanté aux côtés de Satie et de Debussy) ; en 1937 enfin un voyage au Canada, à l’Oratoire Saint-Joseph, pour exécuter une fresque au-dessus du tombeau du Frère André ainsi qu’une grande peinture murale, voyage au cours duquel Charlier eut à donner des conférences (notamment à des étudiants de l'Université et au Séminaire de Montréal) et où il rencontra le peintre canadien Horatio Walker qui était alors très célèbre aux Etat-Unis.
Sculpture de la statue monumentale du Sacré-Coeur (3, 2m) posée sur le dôme de l'église Saint Claude la Colombière à Paray-le-Monial
Enfin, Charlier menait sa vie de foyer comme tout le monde, il taillait ses vignes et son verger, et faisait lui-même son cidre et son ratafia. Si bien que des journées aussi remplies s’achevaient parfois avec des migraines qu’il soignait en allant se mettre au lit. Bernard Bouts a laissé une description savoureuse de Charlier souffrant « de maux de tête qui lui faisaient faire des grimaces. Quand il n’en pouvait réellement plus, il nous laissait nous débrouiller avec l’ouvrage et allait se coucher. Dans ce cas, nous évitions de le déranger, mais il était parfois nécessaire d’aller lui demander des directives au sujet du travail. Je le trouvais au lit, enfoui sous un énorme édredon rouge, un bonnet de coton pointu sur la tête, qui lisait. Que lisait-il ? Toujours, invariablement, la Somme de saint Thomas. C’est sûrement un bon remède contre la migraine ! Je lui disais : Mon cher Patron, sauf votre respect, vous me faites irrésistiblement penser à Dom Quichotte. Il riait aux éclats. Tout de suite, il se sentait mieux. »
Exode en Auvergne (1940 – 1943)
Au Mesnil-Saint-Loup, la vie de Charlier était rythmée par les offices religieux à l’église du village ou au monastère bénédictin, par son travail de sculpture à l’atelier, et par les sorties que lui imposaient certains chantiers comme les fresques ou les chapiteaux d’églises. Un chantier important commença l’année suivant son installation au Mesnil, en 1926, où il eut à sculpter les chapiteaux de l’église de Prunay-Belleville, village voisin du Mesnil. Puis les commandes affluèrent d’un peu partout en France, mais aussi de l’étranger (Hollande, Suisse, Belgique…).
Pour retirée que la vie était au Mesnil-Saint-Loup, n’allons pas nous imaginer Charlier inoccupé et vivant en sauvage à l’écart du monde. Pour donner une idée de son activité artistique à l’époque qui précéda la seconde guerre mondiale, prenons seulement la période qui va des années 1932 à 1938, au cours desquelles il sculpta les pièces de son premier grand ensemble sculptural, pour l’église d’Audincourt.
Henri et Emilie Charlier avec leurs nièces, en 1933
C'est aussi durant cette période de l'exode en Auvergne, en 1942, que parut le premier grand livre d'Henri Charlier, Culture, école, métier, aux éditions Arthaud. Il s'agit d'un ouvrage consacré à la réforme de l'enseignement, dont les pensées maîtresses allaient servir d'idées directrices à la revue Itinéraires créée en 1956 par Jean Madiran, avec la collaboration d'Henri Charlier et d'Henri Pourrat. Cette revue travailla à la réforme intellectuelle et morale, commencée par Péguy et continuée par André Charlier comme Directeur d'école à Maslacq, «dans la perspective des idées d'Henri Charlier sur cette réforme» (Henri Charlier et la réforme intellectuelle, par Jean Madiran).
L'écrivain Henri Pourrat, ami d'Henri Charlier.
Dans ces œuvres, la sculpture de Charlier n’est plus seulement « digne de l’antique », comme disait Maurice Brillant en parlant de l’Ange de l’Apocalypse d’Acy : elle atteint une pleine maîtrise de la forme plastique, dont la qualité rejoint celle des grandes époques de l’art dans toutes les civilisations, et la rend digne de cet « art universel » dont parle Charlier dans Art et missions, qui va des Egyptiens aux figures des portails de Chartres en passant par les Chinois et les Syriens. Mais, dans le même temps, c'est en ces œuvres aussi que l'art de Charlier devient le plus personnel et acquiert toute sa fermeté et finesse d'expression.
Toutes ces œuvres font sans conteste mériter à Charlier le jugement porté sur lui par Victor-Henri Debidour : « Henri Charlier (né en 1883) est certainement le plus grand sculpteur chrétien de ce demi-siècle. »
Henri Charlier à 82 ans, dans son atelier du Mesnil-Saint Loup en 1965, devant sa statue de saint Gaétan à l'Enfant Jésus (chapelle ND de Lumière — Troyes)
Sculpteur… mais aussi musicien (au Mesnil-Saint-Loup, années 1935-1940)
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